Et elles brisèrent l’omerta sur les violences sexuelles

Un phénomène incroyable de libération de la parole avait commencé à prendre forme en France à la fin de l’année 2019, avant de monter en puissance et d’atteindre son apogée lors de la Cérémonie des Césars le 28 février dernier. C’était incroyable, on ne parlait que de ça – pour une fois, les femmes, les victimes d’agressions sexuelles étaient sous le feu des projecteurs, et pas pour leur corps, leur jolie voix ou leur beau sourire. Elles avaient la parole. Qui sait ce qui aurait pu arriver par la suite, si ce #MeToo à la française, ce mouvement libérateur, bousculeur de non-dits et briseur de tabous n’avait pas été soudainement étouffé par une pandémie ?

Adèle Haenel et Sarah Abitbol

Tout commençait en novembre 2019, lorsque l’actrice française Adèle Haenel élevait tout à coup la voix, révélant qu’elle avait été victime d’ « attouchements » et de « harcèlement » sexuels lorsqu’elle était une jeune adolescente. Elle mettait en cause le réalisateur Christophe Ruggia, pour qui elle avait tourné ses premiers films, lorsqu’elle avait entre douze et quinze ans. Son témoignage avait été accompagné d’une enquête menée par le journal indépendant Mediapart, qui avait mis en avant, de manière plus générale, le caractère « systémique » des violences sexuelles au sein du cinéma français – qui n’allait donc pas échapper à son propre tribunal, son #MeToo à lui. D’ailleurs, les réactions de soutien à l’actrice fusèrent, et la Société des Réalisateurs de Films a même entamé une procédure de radiation à l’encontre de Christophe Ruggia. Lequel n’a fait que nier les propos de l’actrice, admettant toutefois l’avoir « adulée », et s’excusant si cela a pu être « pénible » pour elle. Du reste, il expliquait dans Marianne qu’Adèle Haenel lui était « hostile » parce qu’il lui aurait refusé un rôle dans un de ses films, jouant donc l’habituelle carte de l’accusatrice hystérique et vengeresse.

Cette bombe lancée par Adèle Haenel a bouleversé l’ensemble du cinéma français, mais semble avoir aussi avoir sifflé le départ d’une course émancipatrice à la libération de la parole. Cette fois, c’est au tour du cercle élitiste de la littérature française d’en subir les frais. En effet, le 26 décembre suivant, Vanessa Springora annonçait la publication de son livre, Le Consentement, dans lequel elle relate sa relation toxique avec l’écrivain français Gabriel Matzneff, lorsqu’elle était âgée de treize ans – et lui, quarante-neuf. Elle décrit l’écrivain comme un « prédateur », un « pédophile », qui a eu sur elle, une « proie vulnérable », une très forte emprise. Du reste, l’appétit sexuel de cet homme de lettres pour les jeunes adolescents n’était même pas un secret. Mais dans les années 70/80, il était toléré et surtout protégé par sa position sociale et par le cercle d’ « intellectuels » qui l’entourait. Gabriel Matzneff s’entêta à dénoncer des « attaques injustes » et courut se réfugier dans un hôtel en Italie.

Weinstein, Matzneff, Ruggia, Polanski

 

 

Le marathon ne s’est pas arrêté là et en janvier, juste après le début du procès à New-York de l’ogre de l’affaire #MeToo, Harvey Weinstein, c’est au tour du milieu du sport français d’être ébranlé. Simultanément, le 29 janvier, le journal L’Equipe publiait une grande enquête sur les agressions sexuelles dans la sphère du sport et l’ancienne grande patineuse Sarah Abitbol s’exprimait dans L’Obs et présentait son livre, Un Si Long Silence, dans lesquels elle raconte les viols commis par son entraîneur qu’elle a subis alors qu’elle n’avait que quinze ans. Le scandale prend forme et n’en finit pas, révélant au passage que le cas de la patineuse n’est pas isolé. La ministre des Sports, Roxana Maracineanu, demande au président de la Fédération Française des Sports de Glace, Didier Gailhaguet, de démissionner, l’accusant d’avoir su et de n’avoir rien fait. L’omerta est révélée. Au terme d’un long bras de fer entre ce dernier, la ministre et les médias, il finit effectivement par céder et par démissionner.

On aurait pu croire que tous ces événements avaient donné naissance à une prise de conscience collective et qu’ils faisaient leur petit bonhomme de chemin vers la reconnaissance des victimes. C’était visiblement trop espérer – la chute n’en fut que plus douloureuse. Le 28 février 2020, lors de la controversée Cérémonie des Césars, le prix du meilleur réalisateur de l’année est remis à Roman Polanski. Celui-ci est accusé d’abus sexuels et de viol sur mineure, et a fui la justice américaine dans les années 70 pour se réfugier en France (pays qui refuse l’extradition de ses citoyens). Ce fut le coup de trop. On ne récompensait pas là le film, l’image ni le jeu des acteurs, mais bien le réalisateur, l’homme lui-même – et donc, par extension, le violeur. Adèle Haenel a alors quitté la salle, criant « la honte ! », et applaudissant « la pédophilie » que semblait vouloir récompenser la prestigieuse académie. Le lendemain, l’écrivaine féministe Virginie Despentes saluait le geste de l’actrice et publiait dans Libération une tribune cinglante intitulée « On se lève et on se barre ! ». L’actrice qui avait brisé le silence en premier devint un symbole pour toutes ces victimes à qui on impose le silence depuis des années. Nouvel emblème féministe, une photo d’elle quittant la salle de Césars est relayée sur les réseaux sociaux et lors des manifestations qui ont lieu peu après, le 8 mars, pour la journée internationale des droits des femmes.

Et puis, le 17 mars, la France se retrouve confinée. Le ciel est sur le point de nous tomber sur la tête, et les préoccupations changent. Le coup de tonnerre des femmes et des victimes est essoufflé, tut, par nécessité. Mais la pandémie n’est en réalité qu’un temps de pause dans les combats, tous, quels qu’ils soient. Ils reprendront aussitôt que tout cela sera terminé. La lutte continuera. Le monde qui a implicitement laissé toutes ces violences sexuelles avoir lieu, mais surtout, qui les a laissées impunies, ne va pas changer du jour au lendemain. Mais nous pouvons profiter de ce temps de pause pour réfléchir à tout ce qui vient de se passer. Pour pousser la réflexion encore plus loin. Se demander pourquoi il y a encore un tel tabou sur les violences faites aux femmes. Pourquoi on ne les écoute toujours qu’à moitié. Pourquoi on les force sans cesse à ravaler leur dignité, et à se morfondre dans un silence douloureux. Le titre du livre de Sarah Abitbol, Un Si Long Silence, est révélateur de cette douleur silencieuse auxquelles sont contraintes tant de femmes. Il est aussi révélateur de la solitude dans laquelle on les oblige à s’enfermer, parce qu’elles ne seront pas écoutées, pas crues – ou seulement au prix d’une humiliation en place publique (comment s’est-elle retrouvée dans le lit de cet homme ? Quels vêtements portait-elle ce jour-là ? Mais ne cherchait-elle pas à obtenir quelque chose de lui ? etc…). Et pourtant, elles ne sont pas seules, bien au contraire. Au fur et à mesure que la parole se délie, leur armée s’agrandit. Le tout grâce à ces femmes qui, parce qu’elles sont célèbres, ont voulu utiliser leur visibilité pour délier les langues et se révéler aux yeux de toutes les autres, afin de leur montrer qu’elles ne sont pas seules, mais surtout qu’elles ont le droit de parler, si elles le souhaitent. Adèle Haenel s’adressait à elles dans son interview à Mediapart : « Je veux leur dire qu’elles ont raison de se sentir mal, de penser que ce n’est pas normal de subir cela, mais qu’elles ne sont pas toutes seules, et qu’on peut survivre. On n’est pas condamné à une double peine de victime. ».

“Nom et numéro en message privé, j’ai des photos de ma ex nue aussi, je les échange”

Les combats doivent prendre une pause, mais la violence, elle continue. Coïncidence du hasard, à l’heure où j’écris cet article, je reçois une notification de France Inter qui me le rappelle bien : « les signalements liés aux violences contre les femmes explosent un peu partout dans le monde ». En parallèle, en Italie, un vaste réseau de « porno de vengeance » a été découvert ces derniers jours. Photos publiées sans le consentement des concernées, pédopornographie… On n’apprend pas. Pas encore. Mais grâce à ces mouvements d’élévation des voix, peut-être que nous avançons enfin vers une société qui reconnaîtra l’existence de ces violences et donc de leurs victimes, et ne les acceptera plus. On peut espérer que, pas à pas, la justice réagira enfin et se mettra à écouter les victimes – que leurs accusations concernent l’acteur riche et célèbre comme l’artisan du coin. En effet, pendant que le cinéma français récompensait Roman Polanski, le parquet de Paris ouvrait une enquête pour viols sur mineurs de moins de quinze ans à l’encontre de Gabriel Matzneff, et une autre pour viols et agressions sur mineurs contre Gilles Beyer (l’ex-entraîneur de Sarah Abitbol) ; Christophe Ruggia était placé en garde à vue et mis en examen pour agressions sexuelles sur mineur de moins de quinze ans. Certains de ces récits sont malheureusement prescrits selon la justice française, mais le but de ces enquêtes est d’identifier toutes les autres victimes potentielles de ces hommes. Leur donner la parole, et surtout, leur apporter enfin la crédibilité et la dignité qu’elles méritent. Ce mince rayon d’espoir est peut-être la preuve que nous, en tant que société, allons enfin évoluer, tirer les leçons que nous aurions dû avoir tiré depuis longtemps déjà, et enfin, grandir. C’est peut-être la preuve que parler est important, libérateur, voire purificateur. Dans son essai intitulé Sorcières, Mona Chollet amorce sa conclusion sur ces mots : « Ce que l’on désignait par la formule convenue de ‘libération de la parole’ avait presque l’effet d’un sort, d’une formule magique déchaînant orages et tempêtes, sonnant le chaos dans notre univers familier […] je vivais cet effondrement comme une libération, une percée décisive, comme une transfiguration de l’univers social. On avait le sentiment qu’une nouvelle image du monde luttait pour advenir. » Les langues se sont déliées, et elles révèlent avoir une véritable portée d’action sur le réel. Parler peut faire changer les choses. Petit à petit, l’omerta cessera peut-être enfin, et nous parviendrons à faire exploser tous les tabous, définitivement.

de Laura Poiret

Sources et articles à lire : 

La Risata Perturbante e Umoristica di Joker

Stando agli scritti freudiani, unheimlich è ciò che non è familiare, intimo, conosciuto e, tuttavia, è caratterizzato proprio da alcuni tratti familiari, intimi, conosciuti che però assumono una forma diversa. Unheimlich è l’estraneo dentro casa. E’ perturbante esattamente perché il disagio e pure la paura ad esso connessi sono determinati dal labile confine tra estraneità e familiarità. Nello spazio di questo dualismo attivo, poiché fa affiorare ciò che dovrebbe invece restare nascosto, si apre la risata del Joker di T. Phillips. Lo stesso J. Phoenix, a proposito della risata del  personaggio che interpreta, afferma che è contemporaneamente “terrifying and exciting”, di conseguenza intimidatoria e straniante – sensazioni costanti per lo spettatore, sia che si tratti della risata dolorosa, soffocata e soffocante di Arthur Fleck sia che si tratti di quella fiera, disinibita e ostentata di Joker. In effetti, benché essa si evolva con l’evolversi del protagonista, non smette di dispiegarsi come una risata che spesso spacca il silenzio e a volte sovrasta il rumore, improvvisa sul nascere e sul finire, assecondante la vita interna del soggetto e priva di regole morali – come quando, sulla metro diretta verso casa, Arthur scoppia a ridere mentre una ragazza viene molestata da tre giovani altolocati. Il riso, familiare a tutti noi in quanto sinonimo di ilarità e di distensione, diventa un elemento estraneo in quella specifica circostanza di nervosismo palpabile che richiederebbe, invece, grande attenzione e serietà. Nemmeno i giovani riescono a decifrarlo: lo considerano come esternazione di divertimento o di beffa, poi esplodono i colpi di pistola e l’eco di quel riso fa davvero paura. Emerge l’inquilino nascosto che abita in quella risata: il malessere profondo di un’esistenza.

U. Boccioni, La risata (wikipedia)

La percezione di tale malessere è possibile non soltanto per coloro che, dall’esterno, prestano attenzione alla vita di Arthur, ma anche per Arthur stesso che, non di rado, più che vivere si sente vivere – come quando, vedendo in onda sul programma tv di Murray lo sketch che aveva eseguito qualche tempo prima su un piccolo palco di stand-up comedy, egli è spinto a sentire di nuovo profondamente quel momento. Questa volta, però, con gli occhi irridenti del pubblico. Pirandellianamente, il passaggio dal vivere al sentirsi vivere è drammatico e può essere pericoloso perché produce la caduta delle forme fittizie dell’identità individuale: l’uomo si percepisce scomposto in frammenti identitari che convivono e che complicano le distinzioni tra il dentro-di-sé e il fuori-di-sé. Da questo istante in poi, il tentativo di tornare alla coscienza normale delle cose porta in nuce il rischio di morte o di pazzia. Arthur è al contempo il vincente che dopo anni di anonimato è stato finalmente notato e ora dispone di un’occasione televisiva per realizzare il suo sogno di comico, ma anche il misero perdente che è chiamato ad affrontare di nuovo la derisione, questa volta a reti unificate.

J. Ensor, Masks confronting death
(flickr.com – https://www.flickr.com/photos/gandalfsgallery/9946599566)

In questo malessere, la risata trova il modo di farsi rivincita sui torti subiti, di farsi arma, e traccia i confini sfumati del male. Così è per il Joker di Phillips, ma anche per il signor Anselmo di Pirandello nel racconto Tu ridi (Novelle per un anno, 1924). In entrambi i casi, i personaggi sono scoordinati col mondo, ridono fuori tempo quando non dovrebbero e questo loro ridere diventa sinonimo di diversità, quasi un’accusa. Il signor Anselmo ride nel sonno con una “risata larga, gorgogliante”, si potrebbe dire non sorvegliata, scaturente direttamente dall’inconscio dandogli spazio. Come quella di Joker. Ogni notte, quando la moglie lo rimprovera per essere stata svegliata dal suo riso improvviso, il signor Anselmo è “stupito, mortificato, quasi incredulo” e l’“irritazione e mortificazione, ira e cruccio” che prova somigliano tanto a quelli di Arthur, sempre in dovere di fornire spiegazioni per una reazione incontrollabile che nemmeno lui sa realmente motivare. Il sospetto comune è che sguazzino “in chi sa quali beatitudini”, eppure di quelle beatitudini nessuno dei due sa nulla; anzi, comprendono, loro malgrado, che ridere può essere una manifestazione di frustrazione, un desiderio incompreso di felicità e distacco dalle proprie miserie. Il momento della comprensione, però, avviene “per combinazione” e segna un passaggio fondamentale: la risata smette di essere passivamente subita e si fa azione aggressiva, strumento attivo di riscatto personale. Il signor Anselmo assume i connotati del tormentatore “del povero Torella”, mentre Arthur quelli eccentrici del Joker. La vera differenza tra i due è che quest’ultimo trasforma i sogni di rivalsa in una decisione consapevole. In una realtà. Non solo: Joker ride per destrutturare questa stessa realtà che ingabbia l’individuo, per riportarla ad una essenza informe, caotica. Ciononostante, mentre ride, indossa una maschera, come se non fosse in grado di liberarsi di un’identità castrante attribuitagli dall’esterno se non attraverso l’assunzione di un altro schema identitario. Alla base c’è la volontà di trovare il proprio posto nel mondo, venendo riconosciuti come esseri umani complessi, e la difficoltà estrema che una simile ricerca provoca.

Ecco allora che la risata, sia la sua sia quella che suscita negli altri, diviene una manifestazione visibile dello scontro tra interiorità e società ed esorta alla riflessione tanto quanto il suo viso così esageratamente truccato in cima al suo corpo emaciato. Tale riflessione è generata proprio dal fatto che l’uomo che ci si trova davanti ha una natura essenzialmente tragica inserita, tuttavia, in un contesto potenzialmente comico. Per dirla con Pirandello, nel film di Phillips il sentimento del contrario è manifesto, tangibile e distintivo di un uomo che, quindi, non può che essere umoristico. Per questo, sebbene Joker sia un pazzo, in un certo senso siamo portati ad empatizzare con lui – perché ne comprendiamo il dramma dietro il riso, cioè appunto la natura umoristica, ed anche lo sforzo nel tentativo di tornare ad una coscienza normale che fanno di Joker la lucida pazzia di Arthur. Joker piace sicuramente perché intavola un discorso sulla condizione umana, ma, credo, piace soprattutto perché lo fa disarticolando l’idea di eroe malvagio monolitico: se mai la nostra epoca può dirsi ancora culla di eroi, quelli a cui dà vita e a cui si interessa sono, nel bene e nel male, uomini – uomini in rivoluzione.

di Livia Corbelli

Bibliografia
– T. Phillips, Joker, 2019 (film)
– L. Pirandello, L’Umorismo, 1908
– S. Freud, Il perturbante, 1919
– L. Pirandello, “Tu ridi”, in Novelle per un anno, 1924
www.youtube.com/watch?v=4WcjedC44FU
www.youtube.com/watch?v=ThYJUZtNXt0

Le Rire Inquietant et Humoristique du Joker

D’après Freud, l’adjectif unheimlich caractérise ce qui n’est ni familier ni intime, quelque chose d’inconnu, mais présentant dans un même temps certains traits familiers, intimes, connus, prenant une forme différente. Unheimlich est l’étranger dans la maison. C’est inquiétant justement parce que le malaise et la peur qui lui sont reliés sont déterminés par la limite floue entre étrangeté et familiarité. Dans l’écart de ce dualisme actif, car il révèle ce qui devrait rester caché, s’ouvre le rire du Joker de T. Phillips. A propos du rire du personnage qu’il interprète, J. Phoenix lui-même affirme qu’il est simultanément « terrifying and exciting », par conséquence intimidant et aliénant –ce genre de sensations sont constants pour le spectateur, aussi bien lorsqu’il s’agit du rire douloureux, étouffé et étouffant d’Arthur Fleck que lorsqu’il est question de celui fier, désinhibé et exhibé de Joker. En effet, bien que le rire évolue au fur et à mesure que le protagoniste évolue, il n’arrête jamais de se déployer en tant qu’un rire qui souvent déchire le silence et parfois l’emporte sur le bruit, impromptu dans l’œuf et à la fin, secondant la vie interne du sujet et dépourvu de règles morales – par exemples, lorsqu’Arthur, dans le métro pour rentrer chez lui, éclate de rire tandis qu’une fille est en train d’être harcelée par trois jeunes haut placés. Dans cette situation-là, le rire, familier à nous tous en tant que synonyme d’hilarité et de détente, devient étranger parce qu’au contraire la nervosité manifeste du moment demanderait grande attention et solennité. Les jeunes ne sont pas capables de décoder ce rire, eux non plus : ils le considèrent comme une déclaration de divertissement ou de moquerie ; ensuite, les coups de feu éclatent et l’écho de ce rire-là fait réellement peur. C’est le locataire caché demeurant dans ce rire qui se révèle : le malaise profond d’une vie.

U. Boccioni, La risata (wikipedia)

La perception de ce malaise est possible non seulement par ceux qui réfléchissent du dehors à la vie d’Arthur, mais aussi par Arthur lui-même, lui qui souvent, plutôt que vivre, s’aperçoit vivre – par exemple, lorsque en regardant le sketch qu’il avait joué quelques temps auparavant sur un petit stage de stand-up comedy maintenant diffusé à la télé dans le show de Murray, il est poussé à ressentir à nouveau ce moment-là. Pourtant, cette fois il le ressent à travers le regard sarcastique du public. En termes pirandelliens, le passage du vivre au s’apercevoir vivre est dramatique et cela peut être dangereux puisque cela produit la chute des formes fictives de l’identité individuelle : l’homme s’aperçoit décomposé en fragments identitaires qui coexistent en compliquant les distinctions entre en-Moi et hors-Moi. A partir de cet instant, la tentative de retourner à la conscience normale des choses contient en germe le risque de mort ou de folie. Arthur est en même temps le gagnant qui a été finalement remarqué après des années d’anonymat et qui a maintenant une occasion télévisée pour réaliser son rêve de comédien, mais il est aussi le perdant malheureux qui doit faire face à la dérision encore une fois et sur chaîne de grande audience.

J. Ensor, Masks confronting death (flickr.com – https://www.flickr.com/photos/gandalfsgallery/9946599566)

Dans ce malaise, le rire devient une forme de revanche sur le tort subi, une arme et définit les contours nuancés du mal. Ainsi en est-il pour le Joker de Phillips et pour M. Anselmo de Pirandello dans le récit Tu ridi (Novelle per un anno, 1924). Dans les deux cas, les personnages manquent de coordination avec le monde, ils rient quand il ne le devraient pas et cela devient un synonyme de diversité, presque une accusation. M. Anselmo rit pendant son sommeil avec un « rire grand, gargouillant », on pourrait dire non surveillé, découlant directement de son inconscient et lui laissant la place. De même que le rire de Joker. Chaque nuit, lorsque sa femme le réveille, M. Anselmo est « stupéfait, mortifié, presque incrédule » et « l’agacement et l’humiliation, la colère et le courroux » qu’il éprouve ressemblent beaucoup à ceux d’Arthur, toujours dans l’obligation de donner des explications pour une réaction incontrôlable qu’il ne sait pas justifier lui non plus. Dans les deux cas, le gens soupçonnent que M. Anselmo et Arthur se vautrent dans « qui sait quelles béatitudes », cependant aucun des deux connaît ces béatitudes. Au contraire, ils comprennent malgré eux que rire peut être une manifestation de frustration, un désir incompris de bonheur et de détachement de leur misère. Mais le moment de compréhension se passe « par hasard » et marque un passage fondamental : le rire cesse d’être subi passivement et devient action agressive, outil actif d’émancipation. M. Anselmo prend les traits du persécuteur du « pauvre Torella », tandis qu’Arthur ceux excentriques du Joker. La vraie différence entre les deux est que ce dernier convertit les rêves de vengeance en décision consciente. En réalité. Aussi, le Joker rit pour déstructurer cette même réalité qui encage l’individu, pour la ramener à une essence informe, chaotique. Pourtant, tandis qu’il rit, il porte un masque, comme s’il n’était pas capable de se délivrer d’une identité inhibitrice établie par les gens que par l’utilisation d’un autre modèle identitaire. A l’origine il y a la volonté de trouver sa place dans le monde, en étant reconnu comme être humain complexe, et la difficulté extrême qu’une telle recherche provoque.

Voilà alors que le rire, celui du protagoniste du film tout comme celui qu’il provoque chez les gens, devient une manifestation visible du conflit entre intériorité et société en encourageant la réflexion aussi bien que son visage si excessivement maquillé au-dessus de son corps émacié. Une telle réflexion est engendrée justement par le fait que l’homme devant lequel on se trouve à une essence globalement tragique placée, pourtant, dans un contexte potentiellement comique. En utilisant encore une fois des termes pirandelliens, dans le film de Phillips le sentiment du contraire est explicite, tangible et distinctif d’un homme qui donc ne peut qu’être humoristique. Pour cette raison, bien que le Joker soit fou, nous sommes en quelque sorte amenés à sympathiser avec lui puisque nous en comprenons le drame derrière le rire, c’est-à-dire justement la nature humoristique, et l’effort dans la tentative de retourner à la conscience normale – des traits qui font de Joker la folie lucide d’Arthur. Sans aucun doute, Joker est apprécié parce qu’il entame un discours sur la condition humaine, mais, je crois, il est surtout apprécié parce qu’il le fait en désarticulant l’idée du héros-vilain monolithique : si jamais notre époque peut se dire encore un berceau pour les héros, ceux auxquels elle donne vie et auxquels elle s’intéresse sont, bon ou mauvais, des hommes – des hommes en révolution.

di Livia Corbelli

Bibliografia
– T. Phillips, Joker, 2019 (film)
– L. Pirandello, L’Umorismo, 1908
– S. Freud, Il perturbante, 1919
– L. Pirandello, “Tu ridi”, in Novelle per un anno, 1924
www.youtube.com/watch?v=4WcjedC44FU
www.youtube.com/watch?v=ThYJUZtNXt0

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