La Nueve – les Espagnols qui libérèrent Paris

Beaucoup a été écrit sur la Seconde Guerre mondiale, et grâce aux documents, aux témoignages, aux livres et aux films, nous pouvons tranquillement affirmer que cette histoire fait partie intégrante de notre culture. Toutefois, il est vrai aussi que nous ne connaissons pas absolument tous les événements de cette histoire, parce que celle-ci est très complexe, imposante et dense ; ou parce que certains éléments ont été oubliés de la mémoire collective. Seuls, alors, peuvent en témoigner les individus qui, à l’échelle de leur histoire personnelle, les ont vécus. Et parfois, il est vrai aussi que certains récits sont mis de côté, non pas par le hasard de l’histoire, mais parce qu’au moment où ils auraient pu être dévoilés, la situation était plus propice à d’autres récits, d’une plus grande ampleur peut-être, qui les ont donc laissés dans l’ombre. C’est bien ce qui semble être arrivé à l’histoire de « La Nueve », les héros de la Libération de Paris.

Qu’est-ce que La Nueve ? J’ignorais moi-même l’existence de cette division de l’armée française qui fut la première à entrer dans Paris et, dans le même élan, à la libérer des Nazis le 24 août 1944. Mais qu’a-t-elle bien de si particulier, cette division ? Eh bien, malgré son commandant français et son appartenance à l’armée de la France Libre du Général de Gaulle, cette division était en réalité constituée en grande majorité de soldats espagnols.

Spontanément, celui qui ne connaît pas cette histoire (elle-même peu connue en Espagne), se demandera donc : « comment est-ce possible ?! ». Cela tient à un fait tout simple mais peu reconnu : dans les armées des Alliées combattaient de nombreux soldats originaires de pays non impliqués dans la guerre, mais qui se sont engagés pour défendre un idéal. Parmi ces soldats, la nation la plus représentée était, justement, l’Espagne.

La Nueve – les Espagnols qui libérèrent Paris
Le livre La Nueve – les Espagnols qui libérèrent Paris, écrit par Evelyn Mesquida, raconte cette histoire (et les histoires individuelles) de ces soldats espagnols.

Comment ces soldats espagnols se sont-ils retrouvés à s’engager dans l’armée française ? Pour raconter cette histoire, très bien retracée dans le livre d’Evelyn Mesquida, La Nueve – les Espagnols qui libérèrent Paris[1], nous devons faire un petit bond en arrière et repartir en 1936, année du commencement de la Guerre Civile Espagnole. A cette époque, la majeure partie des soldats espagnols qui s’enrôlèrent plus tard auprès de La Nueve, n’avaient pas vingt ans. A ce moment-là venait d’être instaurée en Espagne la Seconde République, née à la suite de la mort du dictateur Primo de Rivera, qui donna lieu à la chute de son successeur Aznar-Cabañas avec la fuite du roi Alfonso XIII en 1931. Mais en 1936, l’existence-même de cette République est menacée par l’avancée du général Franco, qui, parti du Maroc, remontait la péninsule ibérique avec ses troupes (à l’époque sous protectorat espagnol). Aidé des armées italienne, allemande et portugaise (envoyées respectivement par Mussolini, Hitler et Salazar), il conquit l’Espagne et se fait appeler « caudillo »[2]. A la fin de la guerre, en 1939, les défaites successives du Front Populaire, qui avait lutté contre les troupes de Franco, poussèrent de nombreux citoyens, femmes et enfants espagnols à prendre la fuite vers la France, dans un exode désespéré passé à la postérité sous le nom de « La Retirada ».

Heinrich Himmler et Francisco Franco
Le dignitaire nazi Heinrich Himmler et Francisco Franco

Cet exode fut bien plus important que ce à quoi le gouvernement français s’était attendu, et, à partir du moment où il ne put plus – et ne voulut plus – accueillir ces réfugiés qui ne possédaient rien d’autre qu’eux-mêmes, il ferma dans un premier temps ses frontières. Mais il se vit vite contraint à les rouvrir, à cause de la pression exercée, d’une part, par l’opinion publique internationale, et, d’autre part, par la multitude de personnes qui fuyaient les bombardements franquistes[3]. Le gouvernement français, qui n’avait mis à disposition que quelques logements provisoires, qui pouvaient au maximum accueillir six mille réfugiés espagnols, fut vite dépassé lorsque, en quelques jours, il en arriva cinq cent mille. Et parmi eux, ceux qui formèrent par la suite la division de La Nueve.

Ces réfugiés espagnols furent séparés de leurs familles et amis, et enfermés dans une vingtaine de camps éparpillés dans le sud-ouest de la France, où ils vivaient à l’air libre (les logements manquant), et surveillés par des soldats afin d’éviter qu’ils ne s’échappent. Même ceux qui avaient combattu puis réussi à se réfugier en France furent envoyés dans ces camps, car ils étaient considérés comme de « dangereux extrémistes ».

Puis, alors que la Seconde Guerre Mondiale éclatait, nombre de ces réfugiés furent envoyés en Afrique où, par la suite, une fois le gouvernement pro-nazi de Vichy au pouvoir, ils furent forcés de travailler à la construction d’infrastructures comme celles des réseaux ferroviaires transsahariens, dans des conditions d’esclavage.

Après le débarquement des alliés de l’Afrique du Nord en 1943, ils furent finalement libérés. Ils avaient alors le choix entre rentrer en Espagne ou entrer dans la légion française. La majeure partie de ceux qui avaient combattu pendant la guerre civile espagnole décidèrent plutôt de s’enrôler dans l’armée française.

A partir de ce moment, une partie de l’armée française ne répondit plus aux ordres du gouvernement de Vichy et du maréchal Pétain. A la place, elle répondit à l’appel du Général de Gaulle et partit former l’armée de La France Libre, sous le commandement du général Leclerc. De nombreux soldats espagnols les suivirent, et désertèrent les troupes vichyistes pour combattre du côté des Alliés. Après les batailles d’Alger, de Tunis et en Libye, où ils affrontèrent les célèbres Afrika-Korps de Rommel[4], cette partie de l’armée qui combattait avec succès en Afrique fut transférée au Maroc, qui était à l’époque un territoire français. Là fut formée la Deuxième Division Blindée qui avait en son corps de nombreux soldats non français, la majorité de ceux-ci étant espagnols. Et à l’intérieur même cette division se trouvait la Compagnie de La Nueve, composée dans sa quasi-totalité de soldats espagnols (cent quarante six sur cent soixante).

Philippe Pétain et Göring
Philippe Pétain, chef du gouvernement de Vichy avec le dignitaire nazi Göring.

De là ils furent envoyés à Pocklington, en Angleterre, pour s’entraîner au combat en Europe, où ils devaient débarquer. Quand l’ordre fut donné, ils embarquèrent au port de Southampton pour arriver en Normandie, où ils débarquèrent le 1er août 1944, sur la plage de La Madeleine. De là ils partirent combattre, aux côtés des Américains, avec l’objectif de libérer la France. Ils avancèrent vers le Sud, combattirent et vainquirent à plusieurs reprises, comme lors de la bataille de Ecouché.

A la suite de cette bataille, les troupes de La Nueve commencèrent à se diriger rapidement vers l’Est. Or, l’intention des Américains à ce moment-là était de freiner l’élan des troupes françaises, chaque armée cherchant alors à arriver avant l’autre dans la capitale française.

Par conséquent, lorsque le général Leclerc prit la décision de continuer l’avancée de La Nueve vers Paris, il savait très bien que l’ordre donné par le général américain Gerow spécifiait que La Nueve aurait dû s’arrêter à la hauteur des ponts de la Seine, sans entrer dans la capitale et que, dans le cas d’une forte résistance de la part des troupes ennemies, ils auraient du s’arrêter là et attendre l’aide des troupes américaines. A ce moment-là, la lutte pour l’honneur et la gloire d’être les premiers à entrer dans Paris devint plus importante, et se transforma en une sorte de défi entre les Français et les Américains. Ainsi, lorsque les soldats de La Nueve arrivèrent à la commune d’Antony, située tout à côté de la capitale, et qu’ils firent face à une ceinture de fer qui défendait Paris, le général Leclerc n’arrêta pas ses troupes. A l’inverse, entrevoyant là une belle opportunité, il donna l’ordre de forcer ces défenses et d’entrer dans la ville. La première section qui entra dans Paris et atteignit la Mairie le 24 août 1944 était la section commandée par le Lieutenant Amado Granell, originaire de Burriana, une petite commune située près de Valence. Le jour suivant, le visage de Granell était imprimé sur la Une du journal Libération[5], sous le titre « Ils sont arrivés »[6].

Peu de temps après, les autres sections arrivèrent à leur tour, en même temps que les mitrailleuses allemandes qui, après une confrontation rapide avec les divisions espagnoles tout juste arrivées et les forces de la Résistance française (qui occupaient déjà la Mairie), furent rapidement neutralisées. De là, les militaires espagnols et résistants français appelèrent au renfort et affirmèrent avoir atteint leur objectif. A la fin de la matinée, la Seconde Division Blindée (composée de plus de trois mille soldats républicains espagnols) entra dans Paris et, avec la Résistance, libera complètement la capitale française. A quinze heures, le cessez-le-feu était décrété.

La Jardin de La Nueve Paris

De nos jours, à Paris, dans le quartier Saint-Merri, au sud de l’hôtel de ville, se trouve un jardin baptisé en l’honneur de ces combattants de La Nueve qui libérèrent Paris. On peut y lire, sur une pancarte commémorative, « Aux Républicains antifascistes espagnols qui ont continué leur lutte en s’engageant dans la 2e. D.B. Héros de la libération de Paris. »
Le 26 août 1944, la Nueve reçut les honneurs et fut saluée par le Général de Gaulle pour avoir été la première troupe à entrer dans Paris. Amado Granell fut même en première ligne du défilé sur les Champs Elysées, et l’escorte du Général de Gaulle fut composée de quatre autochenilles de la Nueve, baptisées en l’honneur de batailles de la Guerre Civile espagnole, comme Guernica, Teruel et Guadalajara. Les soldats exhibèrent non seulement des drapeaux de la France Libre, mais aussi des drapeaux de la République Espagnole, dont un de vingt mètres. Cela ne plut pas trop à certains militaires français et, après quelques jours de repos au bois de Boulogne, converti en campement miliaire, l’ordre fut donné à la fois de reprendre la marche et de retirer les drapeaux républicains espagnols des autochenilles.

Le 9 septembre, les troupes espagnoles reprisent leur marche vers l’Est en compagnie des troupes américaines. La Nueve traversa plusieurs batailles : à Andelot, Chatel, Vaxoncourt, entre autres ; jusqu’à entrer à Strasbourg, où elle s’installa dans l’avant-garde. A ce moment-là, des batailles politiques internes empêchèrent La Nueve de continuer au-delà du Rhin. En attendant, la compagnie fut envoyée à combattre ailleurs, comme à Grussenheim. Enfin, la situation interne fut débloquée et la Seconde Division Blindée fut incorporée à la septième division de l’Armée Américaine, aux côtés de laquelle elle avait déjà combattu. Ensemble, elles avancèrent rapidement jusqu’aux pieds des Alpes. A ce moment-là, il était clair que l’objectif était Bershtesgaden, où se trouvait la résidence du Berghof, le petit nid d’Aigle d’Hitler[7].

Arrivés à proximité, ils durent affronter des troupes de jeunes SS nazis qui ne se rendirent qu’après trente-six heures de combat, le 5 mai. Les soldats de La Nueve arrivèrent donc à Berschtesgaden, où s’étaient cependant déjà installés les Américains, arrivés par un autre côté. Néanmoins, ils se rendirent vite compte que le Nid d’Aigle, qui se situait un peu plus dans les hauteurs de Berschtesgaden, à trois kilomètres de là, n’avait pas encore été pris. Le Capitaine Tuyeras, français de confession juive, prit la décision d’entreprendre l’ascension jusqu’à la résidence du Berghof, ne donnant par la suite l’autorisation qu’aux seules troupes françaises de la rejoindre. Parmi les troupes françaises autorisées à atteindre le Nid d’Aigle se trouvait La Nueve. Ainsi fut apposée la signature française sur la conquête du célèbre refuge d’Hitler.

Le Nid d’Aigle, refuge d’Adolf Hitler dans les Alpes bavaroises.

A la fin, les Américains les rejoignirent à leur tour. Au début, ces derniers n’acceptèrent pas la conquête de ce lieu symbolique par les Français. Puis, ils se laissèrent aller aux festivités et burent dans les coupes gravées aux initiales d’Adolf Hitler. Peu après, la 7 mai, arriva la nouvelle tant attendue : la guerre était finie. Pour certains d’entre eux cependant, ce n’était pas la fin définitive de la guerre. Cela représentait seulement la fin d’une partie de celle-ci. L’autre partie devrait continuer en Espagne. Mais à cette dernière marche ne participèrent que seize soldats espagnols, la grande partie d’entre eux ayant été tuée au combat. Avec ceux qui étaient tombés au combat disparut également l’espoir de pouvoir continuer la lutte pour la libération de l’Espagne.

Filippo Paggiarin

traduit en Français par Laura Poiret

Sources

[1] Mesquida E., La Nueve – los españoles que liberaron Paris. Barcelona, Penguin Rangom House Grupo Editorial S.A.U. (2016).

[2] Terme militaire issu de l’histoire espagnole médiévale et qui désigne, à l’époque de Franco, un leader politique, militaire et idéologique.

[3] Franco avait ordonné un « nettoyage rigoureux et sévère », comme l’écrit à ce propos Galeazzo Ciano. REF

[4] Divisions allemandes en Afrique du Nord (Egypte, Libye, Tunisie).

[5] Différent du journal Libération actuel, qui en reprendra toutefois le nom.

[6] https://www.liberation.fr/france/2019/08/25/le-25-aout-1944-a-paris-liberation-parait_1747275

[7] Il s’agissait de sa résidence secondaire.

Qu’est-ce que la tarification du carbone

Dès 1972, la Communauté Internationale a constaté le caractère dangereux dérivant des répercussions du changement climatique sur la vie des êtres humains et de l’environnement [1]. Dans ces dernier 40 ans, progrès importants ont étés faits pour lutter et contraster tous les effets du changement climatique à partir de la recherche scientifique, prenant en considération l’action globale visant à promouvoir des sociétés plus durables; et les renouvellements techniques en matière de sources d’énergies renouvelables jusqu’à la géo-ingénierie. Tant de choses ont été faites jusqu’à présent, mais il y a encore beaucoup de chemin à faire. En 2020, on ne peut pas continuer à parler du changement climatique avec des termes modérés.. Il est arrivé le temps de prendre conscience de ce problème et d’agir sur ce qui est vraiment important : l’urgence environnementale, économique, politique et humaine.

A partir de cette conscience que les académiciens du monde entier soutiennent la nécessité de fixer une taxe carbone : il peut être une démarche stratégique pour atteindre les objectifs ambitieux concernant la réduction d’émissions de CO2 afin de faciliter la transition vers un système économique de zéro émissions et changer la route du réchauffement climatique d’ici 2050 [2].  Pour en savoir plus sur les propositions et toutes les initiatives européennes sur ce sujet-ci, je vous invite à lire l’article écrit par Giovanni Sgaravatti pour Jeune Europe,  « Diminuer les impôts avec une taxe carbone ».

Comment peut-on définir la tarification du carbone ?

Afin de bien donner une définition concernant la tarification du carbone (la taxe carbone), il est important de comprendre les politiques de l’environnement et, également, quels sont les instruments pour les réaliser. Quand on parle des politiques de l’environnement on se réfère à toutes les stratégies définies au niveau gouvernemental pour régler toutes les affaires qui tombent sur la planète et sur la société de manière négative. Une fois que les stratégies ont été bien expliquées, il est nécessaire de rechercher des méthodes et des outils pour les mettre en œuvre de manière adéquate et efficiente. Dans ce contexte, on peut catégoriser les instruments de politique de l’environnement en deux groupes : les instruments focalisés sur les mécanismes de marché (market-based) et ceux focalisés sur les dispositions/législations de l’environnement (command-and-control). Quand on parle de la tarification du carbone, on porte sur l’ensemble des instruments concernant les mécanismes de marché : ce premier groupe contient les taxes liées aux émissions de CO2 (price-based) et le cap-and-trade comme par exemple le Système d’échange des quotas d’émissions de l’UE – SEQE-EU (quatity-based).

Selon les économistes, le meilleur moyen pour assurer la réduction d’émissions de CO2 se base sur l’utilisation de mécanismes de marché. A ce jour, la tarification du carbone est l’instrument adopté par plus de 50 pays du monde afin de faciliter la réduction d’émissions de CO2 [3].

Pourquoi doit-on adopter la tarification du carbone ?

En termes économiques, les émissions de CO2 représentent une externalité négative : cette expression porte sur le fait qu’il n’y a pas de correspondance entre le prix du marché de biens ou des services et le coût réel dans la société. Par exemple, le prix du kérosène utilisé comme pétrole dans les avions se base seulement sur le coût de production sans tenir en compte des dégâts provoqués par les émissions de CO2 sur la société [4]. Tout cela, dans le domaine des transports aériens, veut dire que chaque décision prise par les entreprises et par les consommateurs n’est pas le miroir des intérêts de la société car les prix ne reflètent pas le coût réel. D’un côté, les consommateurs préféreront se déplacer en avion, car c’est un moyen de transport plus abordable, ce qui a pour conséquence que les émissions de CO2 monteront au détriment de l’intérêt de la collectivité ; de l’autre les compagnies aériennes intensifieront leurs offres de voyage plus de ce qu’il faut. On comprend, donc, que le marché n’est pas capable d’agir dans l’intérêt de la société à cause de l’externalité négative jusqu’à penser à une défaillance de marché. Comment peut-on trouver une solution à cet échec ? Ajuster les prix, c’est-à-dire donner la juste correspondance entre le prix payé d’un bien spécifique ou service et le coût de l’environnement. Bref, fixer une tarification du carbone à travers une taxe sur les émissions [5] ou l’adoption d’un système de permis d’émissions (cap-and-trade system)[6].

Les aspects positifs     

La tarification du carbone est un outil très apprécié par les économistes non seulement parce qu’il peut être la solution de l’externalité négative engendrée par les émissions de CO2, mais aussi parce qu’il permet d’atteindre les objectifs de réduction d’émissions de CO2 en temps rapides et à bas coût. En d’autres termes, c’est un outil « cost-effective » qui apporte de grands avantages au moindre coût possible. Le prix établi sur les émissions de CO2 vise autant à la réduction de la consommation de combustibles fossiles que la création d’une incitation à l’utilisation, au développement des technologies et de sources d’énergies non polluantes [7]. Contrairement à d’autres instruments de politique environnementale (par exemple, les incitations à l’énergie solaire) qui provoquent une altération à l’intérieur du marché des sources renouvelables, la tarification du carbone encourage la libre concurrence entre les autres sources d’énergie propre. Cette concurrence promeut des investissements dans la recherche et le développement de technologies innovantes, favorisant la création d’une société plus soutenable, à l’avant-garde des technologies « propres ». 

Les aspects négatifs (ils peuvent devenir positifs)

En pratique, quel serait l’impact une fois adoptée de la tarification du carbone ? Probablement, le coût pourrait retomber sur les consommateurs de manière totale, car les producteurs et les entreprises polluantes augmenteraient les prix des produits et des services offerts. C’est inévitable, mais nécessaire et utile car, avec la hausse des prix de biens et de services nuisibles à l’environnement, les consommateurs seront motivés à faire des choix plus durables. En réponse à ce changement des préférences des consommateurs, les entreprises seront poussées à modifier leur façon d’opérer et à offrir biens et services en fonction de la demande.

Une observation critique concernant les taxes sur les émissions se réfère aux catégories à revenu faible de la société, lesquelles sont les plus touchées. C’est une dure vérité. On peut remédier à ce problème si les produits dérivés de la taxation sont utilisés pour détaxer le travail. En fait, ce qui tue l’emploi et alimente le chômage, ce ne sont pas les taxes environnementales, mais celles du travail. La réduction de cette taxation entraîne la décroissance du chômage, la création d’emploi et des salaires plus élevés peuvent être offerts aux groupes plus défavorisés [8].

En conclusion, la tarification du carbone peut être un instrument fondamental, non seulement pour améliorer les conditions environnementales, mais aussi pour améliorer les conditions des groupes les plus faibles de la société : ces derniers sont les bénéficiaires indirects de la baisse de la fiscalité du travail. Cependant, comme les avantages de cette politique ne sont visibles qu’à long terme, alors que les coûts sont immédiats, il est encore politiquement impopulaire de parler de tarification du carbone de nos jours. [9]. Dans ce contexte, le consensus est difficile à obtenir et le grand défi politique reste de trouver le bon compromis entre la protection de l’environnement et les consensus sociaux.

Enerlida Liko

traduit par Alessandra Gigliotti

Sources

[1]UN Conference on the Human Environment 1972 https://www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/CONF.48/14/REV.1

[2]Paris Agreement 2015 https://unfccc.int/files/essential_background/convention/application/pdf/english_paris_agreement.pdf

[3]State and Trends of Carbon Pricing 2018 https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/29687/9781464812927.pdf

[4]Kerosene Currently Untaxed https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/E-9-2019-004459_EN.html

[5] Pigou, Taxation and Public Goods http://personal.lse.ac.uk/sternn/009NHS.pdf

[6] How Cap-and-Trade Works https://www.edf.org/climate/how-cap-and-trade-works

[7]How Carbon Pricing Accelerates Innovation https://www.weforum.org/agenda/2017/10/how-carbon-pricing-accelerates-innovation/

[8]Environmental Fiscal Reform in Developing, Emerging and Transition Economies: Progress & Prospects http://www.worldecotax.org/downloads/info/documentation_gtz-Workshop.pdf

[9]Economists Love Carbon Taxes. Voters Don’t https://www.forbes.com/sites/howardgleckman/2018/12/27/economists-love-carbon-taxes-voters-dont/#324951784338

L’expérience Erasmus en tant que non-européen

Il était 5h30 du matin et il me restait à peu près quinze minutes pour partir. Mon visa étudiant tchèque était sur le point d’expirer, et il me fallait quitter la France pour faire valider son extension. Cependant, à cause du Covid, voyager entre les différentes villes de France était plus compliqué qu’à l’habitude : les trains étaient peu nombreux, il fallait donc que je prenne, à Grenoble, le train de 6h30 pour Lyon afin de pouvoir ensuite prendre l’avion à Frankfurt à 18h10. Prendre le bus n’était pas une meilleure option, puisqu’ils ne fonctionnaient pas les weekends – point barre. Depuis Francfort, je pourrai ensuite prendre l’avion jusqu’à Vienne, d’où je pourrai prendre un train pour Brno, en République Tchèque, où se trouve mon université d’origine.

Tout était inutilement compliqué. A cause des nouvelles règles sanitaires qui ont été appliquées tout juste deux semaines avant mon vol initial pour la République Tchèque, je devais dorénavant m’isoler à mon arrivée là-bas. J’ai donc du tout reprogrammer pour respecter cette période d’isolement obligatoire avant mon rendez-vous avec le ministère des Affaires étrangères tchèque.

Ainsi, ce qui aurait du prendre deux petites heures en avion s’étant transformé en un voyage de trente heures, organisé à la dernière minute. Tout cela parce que, en plein milieu de mon semestre Erasmus en France, j’ai été obligé de retourner en République Tchèque pour demander une extension de mon visa, qui me permet de rester en Europe. Il ne me restait plus qu’un demi-semestre avant d’être déraciné de mon nouveau chez-moi, et voilà que j’étais déraciné une fois encore.

En tant que citoyen d’un pays du tiers-monde, c’est à cela que ressemble l’expérience Erasmus.

Même si ce n’est que pour un semestre, la désorientation qui a lieu est réelle. Préparer l’Erasmus et s’installer dans une nouvelle ville est déjà compliqué en soi, mais il faut ajouter à cela toute la préparation administrative que cela implique, de la collecte des documents officiels, des assurances, des permis… à la prise en compte des complications qui vont avec le fait d’être un non-Européen qui essaie de faire appliquer ses droits en tant qu’étudiant Européen. Puis, à cause de la pandémie s’ajoutaient à tout cela les restrictions dans le pays d’où tu viens et celle du pays où tu vas. En somme, on se retrouve rapidement perdu dans la vingtaine de fenêtres ouvertes sur le navigateur à essayer de comprendre quel document préparer et quand l’utiliser.

Ce chevauchement de circonstances sans précédent m’a imprégné d’une certaine torpeur face aux régulations en constant changement, ainsi que de la capacité d’absorber une quantité d’informations conséquente – comme on essaierait de boire l’eau sortie d’une lance incendie.

Je suis arrivé à l’aéroport autour de 7h20, à peu près une heure avant l’ouverture du centre de tests pour le Covid. C’est seulement là que j’ai réalisé que, dans ma hâte, j’avais jeté la nourriture que j’avais préparé la veille en même temps que je sortais les poubelles. J’étais donc affamé, fatigué, et encore éloigné d’une dizaine d’heures du départ officiel de mon voyage. Je rejoignis la file pour me faire tester, tout en sachant qu’il me faudrait me faire tester deux fois : une première fois ce jour-là via un test antigénique au résultat immédiat, qui me permettrait de prendre l’avion jusqu’à Francfort ; puis un autre, mandaté par la République Tchèque, aussitôt que je traverserai la frontière avec l’Autriche le lendemain.

Après avoir reçu les résultats, je me suis dirigé vers la porte d’embarquement de mon vol et me suis adressé au bureau de contrôle des frontières. Là, je présentai mon passeport et le résultat de mon test. L’agent me rendis ce dernier, ouvrit mon passeport et me demanda pourquoi j’étais en France. Je lui répondis que j’y étais pour étudier. De façon absolument détachée, il me dit que non, je n’y étudiais pas pour étudier puisque mon visa était clairement tchèque. Je remarquai qu’il me posait les questions en français, et que je lui répondais en anglais. Je lui expliquai donc que j’étais en Erasmus. Cela nécessita d’être répété plusieurs fois, ainsi qu’une courageuse tentative de ma part pour prononcer « Erasmus » dans l’accent le plus français que je pouvais maîtriser, pour qu’il comprenne enfin. Et alors même que je pensais que tout était clarifié, il me montra la couverture de mon passeport et me demanda comment je pouvais bien être en Erasmus si je n’étais pas européen. Je pensai alors à tous les étudiants originaires de pays du tiers-monde qui sont partis en Erasmus avant moi et me demandai si ce genre d’expérience nous était commune. Doit-on se considérer chanceux si on ne nous arrête pas pour nous poser ce genre de questions ? Ou passons-nous tous entre les mailles du filet ?

Je n’étais pas arrivé à l’aéroport une demi-journée en avance pour me faire renvoyé d’où je venais. Venant des Philippines, je m’y connaissais – douloureusement – en absurdités administratives. L’expérience de l’Erasmus en tant que citoyen d’un pays du tiers-monde n’est pas différente. On se prépare plus, même si on ne nous demande pas de le faire, parce qu’on ne se sent jamais à l’aise pour déclarer notre droit de rester et de nous déplacer en Europe. On imprime tout un tas de documents quand nos camarades européens n’ont rien d’autre sur eux que leur téléphone.

Deux agents supplémentaires, une série d’impression de documents, et plusieurs appels à des supérieurs plus tard, ils me laissèrent enfin passer. Inutilement compliqué et comiquement laborieux. Je souris alors que je suis poussé tête la première dans une absurde situation kafkaesque.

Une fois de l’autre côté du contrôle aux frontières, j’eus un peu de temps pour réfléchir à ce qui venait juste de se dérouler. Je continuai à penser à Kafka. Plus particulièrement, à son œuvre La Métamorphose et à ce à quoi elle ressemblerait si elle avait été écrite aujourd’hui. En 2021, si Gregor Samsa devait à nouveau se réveiller d’un rêve compliqué pour se trouver transformé dans son lit en un insecte gigantesque, l’aurait-il remarqué ? Avec la longévité de la pandémie qui nous plonge toujours plus dans un état de soumission, cela l’aurait-il dérangé ? En plein milieu de ma quarantaine, j’aurais sûrement été ravi de me retrouver doté de jambes et pieds supplémentaires de manière inattendue. Encore plus de membres pour ressentir des choses, je suppose. Et puis, cela aurait probablement bénéficié à tout ce tournage en rond anxiogène. Plus réalistiquement, Gregor Samsa aurait continué sa laborieuse trotte existentielle, participant à des réunions Zoom, son microphone et sa caméra désactivés, sans que ses collègues ne remarquent rien. Il semble bien que l’absurde soit contextuel.

J’atterris finalement à Francfort, où je dus assister à une réunion en ligne et réaliser deux examens finaux pendant mon escale de quinze heures. De là, je pris l’avion jusque Vienne et atterrissai dans un aéroport sans contrôle aux frontières. L’absurdité d’avoir à réaliser deux tests Covid successifs le même jour sans avoir à jamais les présenter est exaspérante et une véritable source d’anxiété. Je ne pourrai pas penser à une définition plus adéquate que celle de Kierkegaard sur l’affirmation de l’anxiété comme étant le « vertige de la liberté ». Se faire dire qu’il faut présenter un test PCR négatif aux autorités à l’arrivée, pour finalement ne trouver aucune autorité à qui le présenter, nous force rapidement à atteindre un certain niveau d’autosurveillance que seules les personnes qui ont fait l’expérience de cette situation peuvent comprendre. Ce vertige me prit alors que je traversai la frontière en direction de Brno où, encore une fois, j’arrivai sans aucun contrôle de la part des autorités.

De retour à Brno, je me sentis comme un étranger dans une ville que j’avais pourtant appelée « maison » pendant deux ans. Je n’étais parti que trois mois, ça me semblait donc singulier de m’appeler un « étranger ». C’était encore plus singulier de me rappeler qu’en fait, j’étais un étranger. Un citoyen d’un pays du tiers-monde à qui on a accordé les mêmes opportunités qu’aux étudiants européens. Chanceux d’avoir pu participer à ce semestre d’échange tout court. Vous voyez, les notions de “chez-soi” et d’identité sont challengés lorsqu’on part en Erasmus. Inévitablement, où que l’on aille, ces lieux deviennent une petite part de nous-mêmes. On essaie de se comprendre soi-même à travers les lieux où nous nous trouvons. Là repose l’affirmation suivante : l’Erasmus est un exercice de la pensée existentialiste. Une conversation entre soi et la société à propos de ce qui fait de nous ce que nous sommes : les valeurs auxquelles ont croit, et le type de bien, de positif que l’on veut soutenir.

Alors, quand on nous demande ce qu’est l’expérience Erasmus, que devrions-nous répondre ? Devrait-ce être une réponse basée sur les cours suivis et les crédits obtenus ? Sur les nouvelles relations et les relations défaites ? Pour définir l’essence de quelque chose, Hussel nous dit de considérer à la fois ce qui est nécessaire et invariable à son être. Le programme a des définitions très spécifiques de ce que nous avons à obtenir en y participant, mais il ne présuppose rien de ce qui est à gagner en dehors des notes. Ainsi, alors qu’il y a définition, il n’y a pas signification. Ou du moins, pas de signification prédéfinie. Ce qui est nécessaire et invariable à notre expérience Erasmus, c’est notre engagement dans celle-ci. Elle est, comme la vie, ce qu’on en fait.

Madame Europe: l’Europe vue par ses fils

Je m’appelle Martina et je suis fille d’Europe. Ma mère est née il n’y a pas très longtemps, bien que son prénom, inspiré de la mythologie grecque, soit bien plus

Pour moi, l’expérience Erasmus était l’occasion de contempler les abysses, l’incertitude de ce qui est à venir. L’opportunité de déconstruire les valeurs que j’avais adoptées au cours du temps, contre l’intégration et la globalisation rendues manifestes. Bien plus qu’un pronostic lugubre, l’absence de signification est en fait une invitation – une invitation à ce qui, indubitablement, est une grande opportunité d’épanouissement personnel. Un chapitre à relire, on l’espère, pour dire que cela nous a rendu plus confiants dans notre tentative d’être bons pour le monde et pour les personnes qui nous entourent. Une opportunité de vivre avec authenticité, au sens existentiel. D’accepter le poids qu’implique la compréhension de ce que sera concrètement notre expérience : un agglomérat de nos différentes façons de pratiquer la liberté que nous a offerte l’expérience Erasmus. Nous sommes arrivés à l’université prêts à apprendre et à challenger nos croyances. L’Erasmus prend cette hypothèse et la magnifie.

Un mois plus tard, après avoir validé l’extension de mon permis de séjour, je peux finalement retourner en France, où je passerai le reste de mon semestre. Ce voyage de retour fut moins compliqué que le précédent. Je retrouve ma chambre, mon corps exténué et ma tête encore prise de vertige à la vue de la liberté qui m’est allouée. J’essaie de retrouver mes repères et j’appuie, quel que soit le nombre de pieds que j’ai, sur le sol.

L’expérience Erasmus va vous allouer une quantité sans précédent de responsabilités. Votre expérience sera ce que vous voudrez qu’elle soit, et en retour elle sera la vôtre, unique. Comme le dit Camus, « nous sommes tous des cas exceptionnels » ; et l’expérience Erasmus nous donne les rênes pour rendre notre cas exceptionnel.

Jerry Yao

traduit par Laura Poiret

L’écart de genre dans l’emploi

L’écart de genre dans le marché du travail n’est pas un débat aussi chaud que celui salarial, de tout façon il est un aspect très important pour relancer l’économie de l’Union Européenne et pour continuer sur la route de droits de genre commencé il y a plus de 100 ans par les suffragettes[1].

Moyen d’affranchissement par excellence, le travail payé joue un rôle clé dans sa propre détermination , en permettant de se rendre libre. Il faudrait que le choix de s’occuper des tâches d’entretien ménager ou de soins des autres était libre des restrictions de toute nature (culturelle, sociale ou économique). De plus, le rôle et l’importance d’aider les plus fragiles, comme les enfants, les anciens et les handicapés devrait être reconnu au niveau systémique et pas simplement informel.

Limiter la présence des femmes sur le marché du travail signifie limiter les talents, les compétences et les capacités disponibles dans la partie productive d’un pays. Une étude d’Eurofound de 2017 estime que la perte économique due au déficit d’emploi dans l’UE s’élève à plus de 370 milliards d’euros [2]. L’analyse montre également qu’il existe une grande hétérogénéité entre les différents pays européens : pour Malte, le pourcentage du produit intérieur brut (PIB) perdu chaque année s’élève à 8,2 %, pour l’Italie à 5,7 % et pour la Grèce à 5 %, tandis qu’à l’autre bout du spectre, on trouve la Suède et la Lituanie avec des pertes inférieures à 1,5 % du PIB.

écart de genre en Europe
Eurofound (2016), The gender employment gap: Challenges and solutions, Publications Office of the European Union, Luxembourg.

En utilisant les dernières données Eurostat disponibles (2019, donc avant le coronavirus [2]), le focus de cet article est sur les six pays les plus peuplés de l’UE : Allemagne, France, Italie, Espagne, Pologne et Roumanie. Le graphique suivant souligne le problème d’écart présent dans l’UE et dans les six pays mentionnés. En vert est représenté le taux occupationnel féminin pour chaque pays, tandis que le  taux masculin est montré en bleu. Les parties blanches pointillées marquent l’écart en points de pourcentage par rapport à l’emploi rémunéré entre les deux sexes.

écart de genre pour pays
Données sur l'emploi par sexe, âge 20-64 ans, année 2019, valeur % et points de pourcentage (pp) Source: Eurostat, calculs de l’autor

L’ écart de genre dans l’emploi est particulièrement évident en Pologne, en Roumanie et, surtout, en Italie – où à peu près une femme sur deux âgée de 20 à 64 ans n’a pas d’emploi rémunéré. Néanmoins, l’écart est aussi clairement visible sur le marché du travail espagnol, où il est de près de 12 points de pourcentage, dépassant la moyenne de l’UE qui est de 11,4.

L’importance des politiques de contraste à l’écart de genre dans l’emploi

L’ écart de genre dans l’emploi est l’expression de l’héritage que le patriarcat nous a laissé pendant si longtemps. Pour changer les choses est nécessaire un changement de culture, accompagné par des réformes de contraste à l’écart de genre dans le milieu du travail. Voici donc des politiques introduites en France et en Allemagne pour aider l’emploi féminin :

FR – Chèque emploi service universel : un système de vouchers introduit en 2006, grâce auquel les travailleurs domestiques et les baby-sitters peuvent être payés, qu’ils soient employés par une agence ou pas. Le voucher simplifie la procédure d’embauche, de paiement et de régulation de ces chiffres, en combinant une incitation fiscale (les dépenses sont déductibles) et des possibilités de cofinancement[3] [3].

DEPerspektive Wiedereinstieg : un programme de soutien aux femmes qui ont été exclues du marché du travail pendant plus de trois ans pour des raisons familiales. Il propose une assistance professionnelle – en ligne et en présentiel – ainsi que des cours de formation et des incitations fiscales pour les employeurs [4].

FR Complémente de libre choix du mode de garde : un paiement ciblé aux parents pour couvrir une partie de dépenses de la garde d’enfants (jusqu’à  six ans) [5].

DE – Elterngeld : une allocation parentale à laquelle ont droit les parents qui réduisent leur nombre d’heures de travail à moins de 30 par semaine pendant la première année de l’enfant. L’allocation est équivalente au salaire correspondant du demandeur s’il continue à travailler à temps plein. Avec des méthodes différentes, les étudiants et les chômeurs peuvent également en bénéficier [6].

DE – Pflegezeitgesetz und Familienpflegezeitgesetz : une loi qui permet aux employées de prendre un congé (pas payé)  pour le soins de leur proches. Le congé  peut être court – 10 jours – ou long – deux ans avec 15 heures maximum  de travail de moins qu’avant- [7].

FR – La Charte de la Paternité en Enterprise : une charte d’intention à signer – sur une base volontaire – par les entreprises qui veulent s’engager à concilier travail et vie de famille pour leurs employés. L’objectif est de garantir une plus grande flexibilité des horaires de travail et de créer un environnement favorable aux employés ayant des enfants, en respectant le principe de non-discrimination dans le développement de la carrière de ceux qui ont des enfants [8].

Il est important de souligner deux éléments récurrents dans les politiques mentionnées ci-dessus. Le premier est l’aspect de flexibilité : les droits et les devoirs des entreprises et des travailleurs sont modulables dans chaque cas et changent suivant  le changement de situation. En fait, des impositions très rigides peuvent toucher  négativement les employeurs, qui peuvent être conduits à préférer un homme plutôt qu’une femme. Il suffit de penser, par exemple, au cas du congé  maternité obligatoire : en France et en Allemagne équivaut respectivement à 16 et 14 semaines, contre 21 en Italie [9] [10]. Le deuxième élément est celui de l’inclusivité : presque toutes les politiques nommées  ci-dessus ne ciblent pas les femmes, mais par contre essaient de ne pas faire de discriminations de genre. Si on revient  au congé maternité, sa réduction devrait être accompagnée  d’une augmentation du congé  de paternité. Dans ce cas, l’Italie  et la Roumanie sont en train de s’adapter aux demandes de la Commission Européenne, en atteignant le standard minimum  européen de 10 jours.

Enfin, un autre aspect important de certaines des politiques énumérées ci-dessus est celui de la réduction du coût de la garde d’enfants : cela réduit l’incitation pour le partenaire ayant le salaire le plus bas (qui correspond souvent à la femme) à rester à la maison avec les enfants afin d’économiser les coûts des crèches, des centres loisirs d’été ou, plus généralement, de tous les services de garde d’enfant. De plus, ces politiques ont un impact positif sur le taux de natalité, un problème endémique dans de nombreux pays européens (la France en est exclue)[4].

Le niveau d’instruction comment indicateur d’emploi

Un indicateur clé dans le taux d’occupation est représenté par le niveau d’instruction. En fait, dans les six pays en examen, le niveau d’instruction est un des facteurs cruciaux pour la prévision d’emploi.

Ci-dessous sont représentés les taux d’emploi des femmes âgées de 20 à 34 ans par niveau d’éducation: Low indique un niveau faible, correspondant à l’enseignement obligatoire ou inférieur, Medium indique un niveau moyen, avec l’obtention d’un diplôme d’études secondaires et High indique un niveau élevé, universitaire ou postuniversitaire.

écart de genre
Taux d'emploi des femmes par niveau d'éducation, cohorte d'âge 20-34 ans, année 2019, en valeur % Source: Eurostat

Le graphique montre clairement qu’un haut niveau éducationnel correspond à un taux d’emploi plus élevé. Cette corrélation est particulièrement évidente en Pologne, où le taux d’occupation entre les femmes avec un niveau bas et celles  avec un niveau élevé  est de 60 points de pourcentage. En Allemagne, d’autre côté, le taux occupationnel de celles qui ont un niveau d’instruction secondaire et tout près de celles qui ont un niveau universitaire. La singularité allemande peut être due à  une forte présence des instituts techniques au lycée qui préparent les jeunes au marché du travail déjà à partir du deuxième cycle d’études.

La promotion de l’éducation est donc également un instrument utile pour combler l’écart entre les sexes sur le marché du travail. Des pays tels que la Roumanie et l’Italie – avec un écart de plus de 19 points de pourcentage en matière d’emploi – pourraient ainsi bénéficier d’effets positifs sur le marché du travail en offrant davantage d’encouragements à l’instruction universitaire des femmes.

Le graphique suivant montre le pourcentage des lauréats dans la population des six pays examinés  : en excluant l’Allemagne, il est intéressant de remarquer comment les filles terminent leur dernier cycle d’études plus aisément que les garçons[5].

écart de genre dans l'éducation
Part de la population ayant fait des études supérieures par sexe, cohorte d'âge 15-64 ans, année 2019, valeur %. Source: Eurostat et calculs de l’autor

Conclusion à propos de l’écart de genre dans l’emploi

Le redémarrage de l’Union Européenne devrait passer par les femmes et par une renouvelée reconnaissance de leur rôle dans la société. Ce n’est pas seulement juste, mais aussi nécessaire. Pour cette raison les institutions européennes ont décidé de lier tous les fonds du budget pluriannuel et du Next Generation EU destinés à la mitigation et à l’adaptation aux changements climatiques (30% du total, presque €547 milliards) aux projets axés sur les disparités de genre. Ainsi, on établit la direction du futur : une transition au développement durable libre des discriminations de genre [12].

Malgré la prise de position claire de l’UE, certains s’attendaient un petit plus : Alexandra Geese, députée européenne des Verts/ALE, a lancé une pétition demandant que même les fonds alloués à la digitalisation se concentrent sur les femmes et leurs droits, atteignant ainsi la moitié des dépenses totales du paquet Next Generation de l’UE. La proposition peut sembler disproportionnée, mais, étant donné l’ampleur des inégalités entre les sexes sur le marché du travail, peut-être qu’elle ne l’est pas tant que cela.

Giovanni Sgaravatti

[1] Des mouvements d’émancipation des femmes et de revendication du droit de vote sont apparus dans le monde entier vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle, même si déjà immédiatement après la Révolution française (en 1791), Olympe de Gouges a rédigé la Déclaration des droits des femmes et des citoyens, dans laquelle elle déclarait l’égalité politique et sociale entre les hommes et les femmes. [1]

[2] Des études récentes indiquent que l’écart de l’emploi dans certains pays développés est amené à se creuser après la crise. En effet, la femme est le plus souvent la partenaire aux revenus les plus faibles, qui décide donc de renoncer à travailler pour s’occuper des enfants pendant les fermetures d’écoles. En outre, dans certains pays, l’emploi des femmes est plus élevé dans les secteurs les plus touchés, comme le commerce de détail et la restauration [4], [5].

[3] En Italie il y a un instrument similaire qui malheureusement n’a pas encore donné les mêmes résultats.

[4] En 2018 la France avait un taux de fertilité de 1,88 enfants par femme, contre le 1,29 de l’Italie [11]

[5] Le phénomène est également présent en Allemagne dans la population jeune entre 20 et 34 ans.

Sources 

[1] Dai primitivi al post-moderno: tre percorsi di saggi storico-antropologici, di Vittorio Lanternari, Liguori Editore, 351

[2] Eurofound: The gender employment gap: Challenges and solutions, Luxembourg 2016, Publications Office of the European Union.

[3] Le Cesu, qu’est-ce que c’est

[3b] Prestazioni di lavoro occasionale: libretto famiglia

[4] Perspektive Wiedereinstieg: Startseite

[5]https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F345#:~:text=Le%20compl%C3%A9ment%20de%20libre%20choix,votre%20enfant%20et%20vos%20ressources.

[6]Elterngeld und ElterngeldPlus

[7] https://www.bmfsfj.de/bmfsfj/service/gesetze/gesetz-zur-besseren-vereinbarkeit-von-familie–pflege-und-beruf-/78226#:~:text=Angeh%C3%B6rige%20zu%20betreuen.-,Familienpflegezeitgesetz,Angeh%C3%B6rigen%20in%20h%C3%A4uslicher%20Umgebung%20pflegen.

[8] https://www.observatoire-qvt.com/charte-de-la-parentalite/presentation/#:~:text=La%20Charte%20de%20la%20Parentalit%C3%A9%20en%20Entreprise%20a%20%C3%A9t%C3%A9%20initi%C3%A9e,mieux%20adapt%C3%A9%20aux%20responsabilit%C3%A9s%20familiales.

[9] COVID-19 and the gender gap in advanced economies | VOX, CEPR Policy Portal

[10] Il 98% di chi ha perso il lavoro è donna, il Covid è anche una questione di genere  

[10b]  (Occupati e disoccupati (dati provvisori)

[11] File:Total fertility rate, 1960–2018 (live births per woman).png – Statistics Explained

[12] The 2021-2027 EU budget – What’s new? | European Commission

Chiara Ferragni: pourquoi la suit-on?

Dans les classements de Blogmeter, Forbes, Lyst et du Financial Times ces dernières années, Chiara Ferragni est la seule italienne à être placée parmi les femmes internationales les plus influentes dans le monde de la mode et au-delà. Sa voix, de plus en plus influente, raconte le quotidien d’une entrepreneuse, d’une mère, d’une femme ainsi que les rêves d’une jeune fille sur un ton toujours positif, sans exclure les références à l’actualité.

«L’art et la philosophie ont affaire à des phénomènes, à des personnages qui ont transformé notre espace public, notre imaginaire contemporain. S’il y avait un esprit du temps, […] Chiara Ferragni en serait probablement la parfaite déclinaison»[1], dit Lucrezia Ercoli en parlant de son dernier livre, Chiara Ferragni. Philosophie d’une influencer. Dans une perspective d’analyse pop-philosophique, Ercoli dépouille le phénomène Chiara Ferragni à la fois du moralisme, des visions apocalyptiques qui font d’elle le symbole de notre décadence et des tendances hagiographiques qui l’élèvent inconditionnellement.

Mais pourquoi, comme le pissenlit, avec un coup de vent, l’influence s’est répandue partout dans un champ d’action vaste et imprévisible ? Deux aspects ont rendu le phénomène Chiara Ferragni si puissant, persuasif et efficace: l’imitation et la narration. À cela s’ajoute le timing d’utilisation des nouveaux outils de communication pour se distinguer de la foule à un moment où, dès leur naissance, les possibilités qu’ils offrent envisagent une concurrence moins impitoyable qu’aujourd’hui[2].

L. Ercoli parle de " Chiara Ferragni : philosophie d'une influenceuse "
L. Ercoli parle de " Chiara Ferragni : philosophie d'une influenceuse " . Lien au vidéo dans les notes

Chiara Ferragni: le mythe de la normalité d’everywoman

Une chose est sûre : Chiara Ferragni est un mythe. À l’ère du web, le créatrice de The Blonde Salad propose un modèle d’identification qui ne génère pas de complexes d’infériorité et dont le culte est basé sur le concept de normalité, qu’elle soit réelle ou présumée. «La vie de Chiara Ferragni et de Fedez s’inscrit dans le paradigme narratif de la normalité – écrit Lucrezia Ercoli – sans excès, sans perversions, sans addictions, sans scandales […] La normalité ordinaire d’un couple de jeunes parents qui se déroule dans un contexte extraordinaire»[3] et qui chatouille le désir commun : vivre dans l’amour, jouer avec ses propres imperfections physiques, jouir des choses simples, bref, être heureux. Et le contexte extraordinaire rend tout cela absolument souhaitable.

Mais il y a plus. La normalité de Chiara Ferragni est l’aboutissement d’un chemin qui reproduit celui d’everyman vers l’American dream, celui de l’homme moyen sans qualités exceptionnelles qui rêve d’émerger. Avec une différence fondamentale : Chiara est une femme et transforme everyman en everywoman, faisant un clin d’œil (tout comme son logo) au chauvinisme masculin qui voudrait que les femmes soient d’abord des mères, et ensuite seulement des entrepreneuses. «Chiara incarne la possibilité pour une femme “d’inventer une profession sans demander la bénédiction de quelqu’un”»[4], écrit Lucrezia Ercoli en citant Giulia Blasi à propos de l’inclination pédagogique qui imprègne de nombreuses accusations portées contre Ferragni en tant qu’emblème du monde de la mode et de la vacuité. Ferragni-everywoman est donc l’incarnation réconfortante du désir commun de réussir, d’être reconnus comme uniques et talentueux. Ce n’est pas un hasard si ses mantras sont «do it yourself» et «vouloir, c’est pouvoir» et font d’elle une sorte de motivational speaker et d’exemplum. En fait, si en tant que motivational speaker elle ne pourrait pas être crédible étant donné la répétition de phrases banales, les succès comblent les lacunes de ses discours et lui confèrent le statut d’inspiration vivante.

Parler de manière authentique = Raconter une histoire

Simplicité, accessibilité et positivité sont les piliers de la narration intime, presque diaristique, de l’influenceur. La critique, le négativisme et le snobisme n’ont pas leur place dans le domaine du happy ending qui permet d’éviter (ou d’éluder ?) les conflits, laissant au contraire une large place à l’évidence et à la tautologie. Ainsi, une robe est belle simplement parce qu’elle est portée et décrite comme super cute. Au contraire, ceux qui s’intéressent à un récit plus complexe qui ajoute des ombres, des larmes et des non-dits à la lumière suivent (aussi) Fedez, qui est capable de rendre “supportable” le récit rose et scintillant de Chiara. Et pourtant, même lorsqu’il semble s’en détacher ironiquement, comme s’il était le contrepoint de sa femme, Fedez « y adhère parfaitement comme la pièce manquante du puzzle »[5]. Pour les deux, le récit est basé sur la rhétorique de l’authenticité, c’est-à-dire sur la « construction complexe et raffinée »[6] de la spontanéité quotidienne.

La « construction d’une grammaire de l’authenticité avec le langage typique du monde contemporain » fait de Chiara Ferragni « plus qu’un simple phénomène de marketing réussi »[7]. L’influenceuse italienne la plus connue au monde décrit un changement de paradigme : les nouvelles technologies nous ont catapultés dans une ère, l’ère narrative, qui implique aussi le marketing. De la brand image, nous sommes passés à la brand story; le digital storytelling est devenu une arme de persuasion de masse qui produit une fable collective et y lie des émotions, ce qui en fait un nouveau produit culturel. C’est là que s’inscrit le récit des Ferragnez, dans la subordination de la vente à la narration d’une histoire, liant le produit au sentiment grâce au narrateur – au testimonial, pour être plus précis. « Les choses ne sont plus seulement des choses […] elles se transforment en choses sentimentales », en « désirs de bonheur »[8], écrit Ercoli. Nous aussi, en proie à un bovarisme plus ou moins conscient, nous pouvons rêver et (pretendre ) être quelqu’un, en imitant son style pour nous penser différents.

The book "Chiara Ferragni philosophy of an influencer" by L. Ercoli
"Chiara Ferragni filosofie d'une influenceuse" de L. Ercoli

Chiara Ferragni: je vous promets le bonheur.

Voici, donc, le déclencheur du processus d’imitation, né avec l’action d’un langage et d’un comportement qui impliquent une promesse : vous aussi pouvez être des influenceurs, c’est-à-dire que vous aussi pouvez être heureux. Avec Chiara Ferragni, le bonheur est le modèle auquel on aspire, avant même le luxe, la célébrité, les mille vêtements de créateurs. Et c’est un bonheur inclusif qui vit d’une part dans la permanence de l’affection et du foyer, et d’autre part dans le nomadisme, les voyages à travers le monde, les conférences : rien n’est exclu, au contraire le renoncement semble ne pas être présent du tout car, à la fin de l’histoire, il y a tout ce que l’on peut désirer. Peu importe que les choses ne soient pas aussi simples et accessibles,«Chiara Ferragni incarne un roman d’apprentissage pour les nouvelles générations, immergé jusqu’au cou dans la culture de masse et le système de consommation. […] Une histoire réconfortante qui répond au désir désespéré, qui sommeille en chacun de nous, d’être unique et reconnaissable, de laisser une trace dans le monde, de découvrir un talent dans lequel on peut exceller et avec lequel on peut réussir et enfin être heureux »[9].

En fin de compte, qu’on le veuille ou non, parler de Chiara Ferragni signifie, dans une certaine mesure, parler de soi-même, du « processus inachevé de devenir soi-même, de croire en ses désirs même s’ils semblent inaccessibles »[10]. Nous aussi, nous vivons dans l’espace public, nous nous construisons à l’intérieur et à l’extérieur des réseaux sociaux, en essayant toujours de façonner une grammaire personnelle d’authenticité qui nous donne une image de nous-mêmes aussi proche que possible de ce que nous sommes ou de ce que nous voudrions être.

                                                                                                            Livia Corbelli

BIBLIOGRAPHIE

  1. L. Ercoli, Chiara Ferragni. Filosofia di un’influencer, Il Melangolo, Genova, 2020
  2. Lucrezia Ercoli. Chiara Ferragni. Filosofia di una influencer. Il romanzo di formazione contemporaneo, Rai Cultura – Filosofia,  https://www.raicultura.it/filosofia/articoli/2020/11/Lucrezia-Ercoli-Chiara-FerragniFilosofia-di-una-influencer-a189f38f-a8b9-4f50-9b62-4050bc830e3b.html?wt_mc

[1] https://www.raicultura.it/filosofia/articoli/2020/11/Lucrezia-Ercoli-Chiara-FerragniFilosofia-di-una-influencer-a189f38f-a8b9-4f50-9b62-4050bc830e3b.html?wt_mc

[2]  «Chiara Ferragni è stata la pioniera italiana di una trasformazione già in atto oltreoceano: la desacralizzazione e la democratizzazione del mondo della moda invaso dagli ultracorpi del web» p. 30

[3] P. 81

[4] p. 106

[5]  p. 71

[6] p. 36

[7] https://www.raicultura.it/filosofia/articoli/2020/11/Lucrezia-Ercoli-Chiara-FerragniFilosofia-di-una-influencer-a189f38f-a8b9-4f50-9b62-4050bc830e3b.html?wt_mc

[8] p. 63

[9] pp. 38-39

[10] p. 39

Génocide des Ouïghours : une catastrophe humaine sans réponse

Ce qui se passe loin de chez nous tend à ne nous toucher que de manière éphémère : le temps de la lecture d’un article, de l’écoute d’un flash au JT, d’une discussion en soirée. Et puis parfois, avec le temps ou grâce à l’élan provoqué par un événement particulier, ce qui n’était que mention, non-événement ou situation négligeable prend de l’ampleur et devient insupportablement visible : on ne peut plus l’ignorer. Je crois que c’est ce qui est en train de se passer en ce qui concerne la situation des Ouïghours en Chine.

Un « génocide » culturel silencieux

Malgré l’inaction des grand.e.s chef.fe.s d’Etat, les langues populaires se délient alors que la situation s’empire. De grandes marques sont pointées du doigt, des vidéos fuitent, des rescapés témoignent. Des hommes et des femmes alignés, yeux bandés et mains liées ; des stérilisations forcées et même des rumeurs de trafics d’organes illégaux… L’horreur de ce qui se passe dans la province du Xinjiang ne peut plus être ignorée. Plusieurs ONG accusent la Chine de divers crimes contre l’humanité : Human Rights Watch dénonce des arrestations injustifiées et l’usage de la torture ; des exilés ouïghours parlent d’ « ethnocide » (soit la « destruction d’une ethnie sur le plan culturel »[1] sans nécessairement porter atteinte à l’intégrité physique des individus) et sont soutenus par l’ONG Genocide Watch qui affirmait en juillet dernier qu’un véritable « génocide » des Ouïghours était en train d’avoir lieu[2]. Malgré les preuves accablantes, quarante-six Etats ont annoncé en juillet soutenir officiellement la Chine, dont une majorité de pays à population largement musulmane, en réponse à une lettre dénonçant la « situation dans le Xinjiang », envoyée à l’ONU et signée par vingt-deux autres pays[3].  Mais aucune mesure n’est concrètement mise en place, et surtout, la règle de la langue de bois est largement appliquée : pas de mention d’ « ethnocide », encore moins de « génocide », fut-il ‘’seulement’’ « culturel ». C’est avec beaucoup de naïveté que je me demande : pourquoi ? Pourquoi rien n’est-il fait ? pourquoi tant de pays de culture musulmane soutiennent-ils une telle répression d’une minorité ethnique également musulmane ? Pourquoi personne ne semble d’accord pour utiliser des termes exacts, précis, afin de dire concrètement ce qui se passe dans le Xinjiang, et de passer à l’action ?

Collage sur un mur à Bordeaux

Qu’est-ce qu’un « génocide » ?

Pour m’aider à comprendre, je me suis renseignée sur le mot de « génocide » en lui-même et les faits historiques qui pourraient correspondre à sa définition. Sur le second point, historique, je fais bien évidemment directement le lien avec la Shoah, le génocide des Juifs et Tziganes (entre autres) perpétré par les Nazis. Et puis, à l’école, j’ai aussi entendu parler d’autres « génocides » : celui des Arméniens ou encore des Tutsis. Mais c’est bien peu, et il est consternant ne serait-ce que d’ouvrir la page Wikipédia recensant tous les « génocides » et « massacres de masse », et de se retrouver face à une liste interminable de noms, de pays et de dates[4]. Atterrée plus qu’éclairée, je finis par ouvrir mon bon vieux Larousse, dont la définition du mot « génocide » ne fait que refléter celle de la « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide »[5] de l’ONU, premièrement ratifiée en 1948 et reprise dans le Statut de Rome (acte fondateur de la Cour Pénale Internationale), et qui le définit en ces termes : « le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ». Ces définitions semblent plutôt me donner raison : peut-être considéré comme un génocide une répression culturelle (« mentale ») et donc pas nécessairement uniquement physique ; mais également une technique organisée visant à « entraver les naissances » – en d’autres termes, exactement ce que semble perpétuer l’Etat chinois sur la minorité ouïghoure en ce moment-même. Pourquoi alors ne pas appeler un chat « un chat » ?

Mémorial de la Shoah à San Francisco, Etats-Unis

Bien entendu, nous devons prendre en compte la difficulté qu’il peut y avoir à accumuler les preuves concrètes, les informations sûres, et en général la vérité vraie sur des faits d’une complexité importante, puisque les génocides sont souvent le fruit d’une histoire socio-politique longue et compliquée. Les débats d’historiens sur le sujet sont vifs et continus. Mais il faut aussi prendre en considération des facteurs juridiques, et surtout politiques. Même lorsque plusieurs pays, voire les tribunaux internationaux de l’ONU, reconnaissent officiellement un acte de génocide, le consensus international n’est quasiment jamais atteint, et les débats continuent. C’est le cas pour la grande majorité des actes de génocide (la Shoah mise à part). Aujourd’hui, il existe encore un débat sur le génocide arménien, qui eut lieu entre 1915 et 1916. Seuls vingt-neuf états reconnaissent officiellement le génocide arménien, et parmi les pays qui le contestent encore, on retrouve notamment le Royaume-Uni, Israël, et bien sûr la Turquie. De même, pas plus tard qu’en 2015, la Russie mettait son veto à un projet de résolution de l’ONU pour reconnaître le massacre de Srebrenica, perpétré en 1995 par des unités serbes contre plus de 8 000 hommes bosniaques, comme un génocide. Il avait déjà fallu attendre six ans pour que plusieurs décisions de tribunaux internationaux ne reconnaissent le massacre comme un génocide (le pire perpétré sur le sol européen depuis la Seconde Guerre Mondiale), avant de rejeter en 2006 la responsabilité de l’Etat serbe – Etat serbe qui n’a présenté ses excuses qu’en 2010, quinze ans après les faits, sans encore toutefois utiliser le terme de « génocide », fait qu’il nie encore.

Mémorial du génocide arménien à Yerevan, Arménie. Photo prise le jour de la commémoration du génocide Arménien en 2014.

Subtilités de langage en politique : génocide, un mot tabou

Pourquoi tant de difficultés, plus qu’à reconnaître les massacres, à les qualifier de « génocides », même une fois ceux-ci-passés, parfois depuis très longtemps ? Les raisons sont toujours politiques : pour la Turquie, reconnaître le génocide arménien, c’est s’exposer à devoir fournir des dommages et intérêts importants aux descendants de victimes et survivants ; c’est remettre en question les valeurs mêmes de son Etat, puisque ses fondateurs auraient été d’actifs participants au génocide.

Finalement, je ne peux m’empêcher de noter qu’on n’accepte – et encore ! – de parler de génocide qu’une fois les faits passés – et donc les victimes, mortes et enterrées. En dehors de la confusion qui peut régner sur le moment, de fortes implications politiques empêchent la parole de se délier et donc l’action de se mettre en place. Ce qui se passe avec la Chine n’est pas sans rappeler d’autres souvenirs, plus anciens mais pas encore suffisamment vieux pour pouvoir jouer la carte de l’oubli. En 1994, au Rwanda, plus de 800 000 Tutsis sont morts, en partie parce qu’on a refusé de parler de « génocide ». Pendant que la France continuait à entretenir des relations diplomatiques avec les dirigeants rwandais (hutus) responsables du génocide[6], Israël vendait des armes au gouvernement hutu[7] ; et le Royaume-Uni et les Etats-Unis s’opposaient à toute intervention militaire au Rwanda. Après leur échec en Somalie, les Etats-Unis ne voulaient plus s’impliquer militairement en Afrique, et ont donc refusé d’employer le terme de génocide, chose qui les auraient obligés, eux et les autres membres des Nations Unies, à intervenir au Rwanda, selon les termes de la « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide » qu’ils avaient ratifiée. On a donc laissé mourir des centaines de milliers de Tutsis parce qu’affirmer qu’il s’agissait là d’un génocide aurait obligé à une réponse militaire dont les Occidentaux ne voulaient pas.

Photo prise au mémorial du génocide des Tutsis à Kigali, Rwanda.

Les choses s’éclaircissent donc un peu. Dire ouvertement que la Chine est en train de perpétrer un génocide contre les Ouïghours, c’est se mettre à dos la première puissance économique du monde. On a vu à quel point la Chine à elle seule pouvait paralyser le monde entier au début de la crise sanitaire et économique provoquée par la Covid-19 – krach boursiers, blocage de la production… Si l’Occident et l’ONU peuvent encore se permettre de prendre position, ils ne le font que timidement[8]. Comme on peut le lire dans un article de Libération paru il y a déjà un an, « la communauté internationale ne peut plus ignorer les exactions menées sur la population, mais évite le sujet, par crainte de rétorsions économiques »[9]. Plus précisément encore, dire que l’Etat Chinois est en train de perpétrer un génocide sur la minorité Ouïghoure, c’est s’obliger à une intervention militaire contre la Chine. Dans un contexte où l’équilibre de la paix internationale est si fragile, et où le monde entier dépend littéralement pour sa survie de la technologie et du savoir-faire chinois, qu’est-ce que la vie de quelques milliers de musulmans du Xinjiang ?

Je ne peux que constater avec désespoir que l’on reconnaît plus facilement le génocide après qu’il a eu lieu plutôt que pendant. Nous sommes encore loin de pouvoir « prévenir » le crime de génocide, tout au plus sommes-nous capables de porter en justice ceux qui en ont été partiellement responsables après que le mal a été fait. Et l’Etat Chinois a par-dessus le marché l’intelligence de savoir organiser un génocide « moderne », sans sang ni cadavres, planifié sur le long terme, à base de contrôle des naissances et d’assimilation forcée, espérant peut-être pouvoir justifier la disparition entière d’une ethnie par le travail naturel du temps.

J’ai du mal à conclure sur des notes optimistes, alors je laisserai parler Gaël Faye, auteur de Petit Pays[10], livre qui traite en partie (mais là n’est pas son essence) du génocide des Tutsis, en citant un extrait de sa « lettre d’intérieur », adressée à un ami[11] : « Je ne crois pas aux bons côtés du confinement, aux vertus de ces jours désemplis. Cette situation nous confronte surtout à l’échec de nos sociétés, fait apparaître nos fragilités dans une lumière crue. Bien sûr, comme tout le monde je pronostique le jour d’après, mais je crains que les promesses du « plus jamais ça » n’aillent pas plus loin que la prochaine page de publicités. Ce mois d’avril me rappelle que nous venons, toi et moi, d’une histoire qui tire à bout portant. Au printemps 1994, les « plus jamais ça » du XXè siècle ont résonné dans le vide pendant que nos familles disparaissaient de la surface de la terre. C’était il y a vingt-six ans, dans l’indifférence générale. Quelles leçons avons-nous tirées ? […] Tous nos « hélas ! », nos « à quoi bon ? » préparent patiemment les fins du monde. Mais nous pouvons aussi changer le cours de l’histoire si nous arrêtons de douter du bien que l’on peut faire. »

Laura Poiret

[1] CF Larousse en ligne

[2] https://www.genocidewatch.com/single-post/2020/07/15/The-Worlds-Most-Technologically-Sophisticated-Genocide-Is-Happening-in-Xinjiang

[3] https://www.rtl.fr/actu/international/chine-5-questions-sur-les-persecutions-des-ouighours-7800683967

[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9nocide#G%C3%A9nocides_et_massacres_de_masse_dans_l’histoire

[5] Voir le Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme : https://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CrimeOfGenocide.aspx

[6] Encore aujourd’hui, les relations diplomatiques entre le Rwanda et la France sont très tendues et le rôle de cette dernière dans le génocide n’est toujours pas clarifié.

[7] Israël a décidé en 2016 de maintenir scellées les archives de ses ventes d’armes au Rwanda pour « ne pas nuire à sa sécurité » (https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%B4le_de_la_communaut%C3%A9_internationale_dans_le_g%C3%A9nocide_des_Tutsi_au_Rwanda#Les_raisons_de_l’%C3%A9chec)

[8] A l’exception peut-être des Etats-Unis, dans la lignée de la politique étrangère agressive envers la Chine menée par Donald Trump.

[9]  « Ouïghours: aux Xinjiang, un lent et silencieux ‘’génocide culturel’’ », par Laurence Defranoux et Valentin Cebron, 05/09/2019à https://www.liberation.fr/planete/2019/09/05/ouighours-au-xinjiang-un-lent-et-silencieux-genocide-culturel_1749543

[10] … dont l’adaptation en film est sortie au cinéma fin août.

[11] “Je ne crois pas aux bons côtés du confinement, aux vertus de ces jours désemplis », Gaël Faye, « Lettres d’Intérieur », par Augustin Trapenard, France Inter, 28/04/2020 à https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-28-avril-2020

Les soignants ne sont pas des héros, mais un modèle de civilisation

Incarnation de la version contemporaine d’Énée, le personnel médical a été érigé en exemple de pietas durant les mois d’urgence sanitaire causés par la Covid-19, liant leur humanité au devoir

 

Un printemps de morts. Les fleurs qui fleurissaient étaient portées directement à côté des corps. Nous les transportions avec nos pensées, bien sûr, car il était impossible de quitter la maison. Un printemps d’incertitude. La seule affirmation sans possibilité de déni était le désir de planification, de partage, de vie. Cependant, pendant cette apparente stagnation, quelque chose de fondamental bougeait inlassablement. Fébrile. C’était le travail du personnel de santé qui, appelé à l’action, s’est vu devenir l’épine dorsale d’un pays entier.

 

Pendant le confinement et dans les mois qui ont suivi, de nombreux remerciements ont été adressés aux médecins, aux infirmières et à tout le personnel de santé. Des mots nécessaires, mérités, justes. Parmi ceux-ci, cependant, il y en a un – héros – qui, utilisé comme une synthèse simpliste, appauvrit l’humanité à la base d’un travail éreintant dans des conditions exceptionnelles et risquées. Ce mot risque plutôt de faire passer la vocation avant le sens du devoir, le héros avant l’homme.

Un épisode du livre II de l’Énéide m’a aidé à expliquer la raison de cette vision lors de la soirée en hommage aux Premier Secours de Pesaro que j’ai eu l’honneur de présenter (26 août 2020, Villa Berloni, Pesaro).

healthcare workers are modern heroes of literatures

Pérégrinations et tempêtes hantent la fuite d’Énée de Troie et le conduisent à la cour de Didon, reine de Carthage, où, survivant, il raconte ce qui s’est passé en cette nuit noire d’horreur lorsque les Grecs sont entrés dans la ville sous la célèbre tromperie du cheval.

 

Enée se souvient d’une ville en flammes, certes brûlée par les feux des ennemis et par la terreur des massacres, mais aussi par la douleur de ne pas avoir compris à l’avance ce qui se préparait, de ne pas avoir écouté ceux qui au contraire avaient fait des hypothèses. Il se rappelle une ville brûlée par la douleur de ceux qui, impuissants, doivent faire face à la peur de perdre leurs proches ou de mourir. Les Grecs entrent à Troie sous une nouvelle apparence inconnue et l’attaquent. Cela rappelle presque l’effet de la pandémie que nous avons connue et que nous connaissons encore, d’une part avec ce sentiment de frustration qui suit une tromperie et d’autre part avec cet entêtement qui distingue ceux qui n’ont pas l’intention de perdre espoir.

 

Enée raconte une bataille sanglante et très dure qui écrase et semble ne laisser aucun répit pour pouvoir penser l’après. Pendant que le chaos s’agite, pendant que la mort serpente dans les rues, tout ce qu’on peut faire, c’est d’essayer de s’en sortir. C’est d’essayer de sauver les vies qui résistent encore. Enée met en danger soi-même parce qu’il veut éloigner du drame son père, son fils, sa femme et aussi ses serviteurs.

 

À la recherche du salut, Énée porte son père sur ses épaules et prend son fils par la main. Dans cette image qui lie trois âmes entre elles, le fil de la vie est condensé : Anchise, fatigué et épuisé, sur les épaules de son fils ; Ascagne, petit et inconscient, qui, en saisissant la main d’Enée, essaie de suivre son père ; Enée lui-même – fils, père et homme – qui prend les autres en charge avant tout le reste. Le passé et l’avenir sont tenus ensemble par le présent, qui agit, par-dessus toutes les difficultés, en vertu d’une espérance plus forte : si “le danger est un et commun”, alors “le salut est aussi unique”.

Incarnation de l’Enée d’aujourd’hui, pendant la période d’urgence, le personnel médical portait les malades sur ses épaules et tenait leur main ainsi que celle de leurs familles et de toute la communauté. C’est exactement ce qu’il a fait : il s’est “soumis à la charge” et a rassemblé les lambeaux décomposés de la vie d’un Pays entier. Il a donné une démonstration active, concrète et résistante de pietas.

Avec cette pietas qui ajoute un profond sens du devoir à l’amour pour ses proches, l’ensemble du personnel médical a opéré en mettant les affaires personnelles au second plan, en aidant et en soignant même au détriment de sa propre santé, en restant proche des malades de toutes les façons dont un homme peut rester proche d’un autre homme. Le personnel médical a été un exemple de civilisation.

 

Enée, intrépide et courageux dans les combats avec des guerriers armés, tremble au bruit du vent lorsqu’il s’agit de protéger une autre vie qui n’est pas la sienne. Il tremble dans une circonstance dramatique et sans précédent. Enée a peur, il souffre, il est fatigué, car il essaie de ne pas échouer ni dans sa tâche ni dans son désir – ceux de sauver ce qui est mortel, fragile, transitoire. Enée est d’abord un homme et ensuite un héros. Voilà alors que le personnel médical, Énée de notre temps, ne peut être composé que d’hommes et de femmes capables de se mettre au service de la communauté malgré la peur, la douleur, le danger. Ce sont les hommes et les femmes dont nous avons besoin pour espérer. Ce sont les modèles que nous pouvons utiliser pour agir de manière responsable afin que l’avenir nous ouvre ses bras, en rappelant les paroles d’Oriana Fallaci dans Un Homme :

“les gestes spectaculaires, l'héroïsme privé, n'affectent jamais la réalité : ce sont des manifestations d'orgueil individuel et superficiel, des romantismes semblables à eux-mêmes précisément parce qu'ils restent fermés dans les limites de l'exceptionnel”.

Oriana Fallaci - Un Homme

 

 

Références :

Un Homme, Oriana Fallaci

Énéide, Virgile

 

* Les traductions des citations ont été faites par l’autrice

Les difficultés rencontrées par un italien pour apprendre le français

Tout le monde affirme que la langue italienne et la langue française sont les mêmes, et qu’il n’y aura pas des problèmes pour un italien d’apprendre le français, et vice-versa. Rien de plus faux ! Naturellement, nous, les italiens, sommes avantagés comparé à un chinois ou à un arabe, parce que les deux langues sont néo-latines et il y a plusieurs ressemblances. Il y a beaucoup de constructions syntaxiques, d’expressions figées, et d’autres éléments linguistiques, qui n’ont aucun sens pour un locuteur dont la langue maternelle n’est pas néo-latine, mais qui sont naturels pour un italien, un espagnol ou un portugais.

Toutefois, pour atteindre un bon niveau linguistique, également pour un italien, il faut étudier, pratiquer, apprendre et… faire des erreurs. C’est la cinquième langue que j’apprends, et donc je sais très bien que la seule manière d’apprendre une langue est de faire des erreurs, d’essayer de parler et d’écrire dès que l’on a une même petite possibilité de communication avec les interlocuteurs. Et c’est que je fais avec le français aussi ! De plus, j’habite en France et je ressens la nécessité de devoir communiquer efficacement avec les natifs : je n’aime pas vivre dans une bulle !

apprendre pour un italien: de la pizza à la baguette

La « route vers le bilinguisme » néanmoins, n’est pas toujours simple, parce que, comme en apprenant tout autre langue, le français aussi pose des difficultés. En particulier, car nous, les italiens, sommes influencés par notre langue maternelle, les choses les plus épineuses qu’un italien peut trouver (à lire : que j’ai trouvé ou trouve !) lorsqu’il veut apprendre le français sont:

1. Certains aspects de la grammaire comme :

– la façon de construire la phrase interrogative avec « est-ce que… », ou avec l’inversion sujet-verbe ; en italien, il y a basiquement juste un changement en l’intonation de la phrase, sans addition ou modification du matériel syntaxique. Toutefois, cet aspect n’est pas très difficile, et après un peu de pratique, peut se maîtriser totalement.

– la phrase négative ; pour construire la phrase négative, en français, il faut utiliser une particule en plus comparé à l’italien : « pas » (Io non mangio vs. Je ne mange pas). Historiquement, le français était pareil que l’italien, de ce point de vue : il utilisait juste « ne ». Successivement, la particule postverbale « pas » a été ajoutée (il y avait originairement des références sémantiques avec « je ne marche pas », dont « pas » littéralement signifiait « pas, étape »). Maintenant, en français familier, il est même possible de laisser tomber totalement le « ne » (ce phénomène linguistique relatif à l’évolution de la négation s’appelle « Cycle de Jespersen »). Ensuite, il faut faire attention à utiliser proprement la négation, parce que si l’on oublie le « pas », et l’on utilise seulement le « ne », il semble qu’on parle le français ancien !

– bien que les temps et modes verbaux en italien et en français soient les mêmes, leur morphologie est évidemment différente. Apprendre les temps verbaux plus compliqués, comme le subjonctif ou le conditionnel, est vraiment problématique, et il faut un bon niveau de langue (surtout à l’oral) pour les utiliser correctement.

2. La phonétique est un drame ! Il y a des sons bizarres qui ne sont pas présents en italien (par exemple, le R français et les voyelles nasales), et la prononciation de certains mots est vraiment particulière (« serrurerie », « grenouille », « yeux », « quincaillerie ») !

3. L’orthographe, strictement connecté à la phonétique : encore plus dramatique ! Si en italien chaque son correspond à une lettre, ou presque, en français, en revanche, cet aspect est fou. Il suffit de penser à « heureuse » ou « beaucoup » qui comporte plusieurs lettres muettes, ou à « houx » (4 lettres, mais juste une voyelle) ! Et que dire à propos de la prononciation différente de certaines lettres selon le contexte ? Un exemple emblématique est celui du mot « plus » : quand est-ce qu’il se prononce plus (avec S), plus (sans S), ou plus (avec Z, en faisant la liaison) ? C’est 2 plus 2 (avec S), mais je n’aime plus le café (sans S), et je suis plus fort que toi (sans S), mais je suis plus intelligent que toi (liaison, Z) ! De plus (sans jeu de mots), si j’écoute un mot, il n’y a pas moyen de savoir comment il s’écrit ! Il pourrait l’être de 15 façons différentes ! Et les accents, ah, à droite, à gauche, circonflexe, tréma, aidez-moi .

4. Le lexique : dans ce secteur aussi il y a des problématiques. On ne le nie pas, les similarités du vocabulaire entre ces deux langues sont nombreuses, et la plupart du temps, tenter d’utiliser un mot parce que « peut-être que c’est le même qu’en italien » marche, et comment ! Mais ce n’est pas toujours le cas, malheureusement. Certaines fois essayer « un mot italien » ne marche pas, et le résultat est celui de dire un mot qui n’existe pas en français ou, encore pire, il existe, mais a une signification différente ; les soi-disant faux-amis : faire des boulettes est assuré ! Voici un exemple triple des faux-amis entre trois langues néo-latines avec le mot salir :

FrançaisItalienEspagnol
salirsporcareensuciar
montersaliresubir
sortirusciresalir

En plus, je pense que les français sont tous excellents en mathématique : pourquoi après le 69, ils comptent en façon totalement différente ? Compter normalement n’allait pas bien ? Il y a 8 mois, quand j’ai commencé apprendre le français, j’ai dû réviser le livre de mathématiques du lycée !

Blague à part, si une personne (italiens inclus !) veut vraiment atteindre un bon niveau et parler de façon fluide le français, il faut connaître et maîtriser toutes les règles susmentionnées. Naturellement, ce n’est pas un processus rapide ou facile, ça prend du temps, mais nous, les italiens, pouvons apprendre cette langue plus rapidement que les autres qui ont une langue maternelle très distante de la nôtre.

Plus encore, en général (ce n’est pas limité seulement au français), il n’y a pas juste les difficultés linguistiques qui influencent l’apprentissage, mais aussi d’autres facteurs internes et externes, comme : la force de volonté, les stimuli, la motivation, la persistance, la personnalité, le lieu et la façon d’apprentissage. Clairement, tout le monde n’apprend pas à la même vitesse, mais si la force de volonté est bonne, les stimuli et la motivation suffisants, et s’il y a la persistance d’atteindre un résultat positif, la langue s’apprendra plus vite.

L’étudiant peut être stimulé par plusieurs facteurs, comme par exemple, l’amour pour la communauté des locuteurs et pour la langue, la volonté d’être intégré dans le lieu dont il habite, la satisfaction personnelle, ou simplement s’il veut avoir une bonne note au prochain examen, ou atteindre un travail meilleur. Dans tous les cas, il étudiera la langue avec plus de passion et les résultats seront meilleurs dans un temps plus bref.

De la même manière, le lieu et la façon d’apprentissage sont également importants : si la langue est apprise sur place (vs. à l’étranger) et avec un professeur (vs. autodidacte), la vitesse d’apprentissage sera supérieure, parce qu’il y aura une personne qui peut corriger immédiatement les erreurs, et en plus, les possibilités de pratiquer la langue seront plus nombreuses. En cet aspect, la personnalité aussi joue un rôle fondamental : si l’élève est plus extraverti, et si cela ne le dérange pas de faire des erreurs en face des autres personnes, il obtiendra meilleurs résultats, parce que seul l’entraînement mène à la perfection !

Eduardo Calò

Diminuer les impôts avec une taxe carbone

Le 27 juin 2019, à Manchester, la plus grande organisation scientifique dans les domaines de l’environnement et des ressources économiques, le « European Association of Environmental and Resource Economists », a lancé une proposition de taxe carbone [1] laquelle a obtenu 600 signatures de professeurs et scientifiques de toute l’Europe en seulement 24 heures [2].   

Dans le sillage de cette proposition, une initiative citoyenne européenne a été lancée ces derniers jours pour renforcer le système d’échange de quotas d’émission (ETS) de l’Union Européenne, obtiennent à la fois en l’augmentant le coût minimum des émissions et en l’entendant à plus de secteurs industriels. L’ETS est un instrument de politique environnementale, basé sur des mécanismes de marché, qui vise à contrôler les émissions des pays adhérents. À ce jour, le système ETS fonctionne dans tous les États membres ainsi qu’au Liechtenstein, Islande et Norvège. Il permet de limiter les émissions d’environ 11 000 fournisseurs d’énergie, grandes installations industrielles et compagnies aériennes, et couvre 45% des émissions de gaz à effet de serre de l’UE [3].

La tarification du carbone n’a rien de nouveau ni de particulièrement innovateur. La Suède, par exemple, a adopté des politiques de ce type en 1991 : le prix d’une tonne de CO2 en 2018 était $139 [4]. Pour ceux qui aimeraient en savoir plus sur la proposition de l’EAERE et sur les possibles instruments utilisés dans le combat contre le réchauffement climatique je vous invite à lire l’article Qu’est-Ce Que La Tarification Du Carbone Écrit par Enerlida Liko pour Jeune Europe

La réforme proposée

Mais venons-en au texte de l’initiative de ces derniers jours, qui peut être consulté sur stopglobalwarming.eu. Fondamentalement, la proposition a trois objectifs. Premièrement, augmenter le prix minimum par tonne de CO2 à 50 euros (actuellement, ce prix fluctue entre 10 et 35 euros). Deuxièmement, introduire un mécanisme d’ajustement aux frontières afin de ne pas désavantager les entreprises au sein de l’UE, en imposant des droits équivalents à tous les pays extérieurs à l’UE qui ne sont pas membres du système d’échange de quotas d’émission. Les nouvelles règles devraient également inclure des secteurs tels que l’aviation internationale et le transport maritime, qui sont actuellement exclus du ETS. Troisièmement, et c’est le point le plus intéressant à mes yeux, les recettes devraient être investies dans la réduction des impôts sur le travail, ainsi que dans l’encouragement des investissements dans les secteurs des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique.

Les initiatives des citoyens européens, si elles obtiennent un million de signatures, sont examinées par la Commission Européenne qui se charge de les transformer en propositions législatives à présenter au Parlement et au Conseil [5]. Les détails de cette initiative, si elle obtient le quorum, seraient donc très probablement profondément modifiés. Dans ce brief article je me limiterai à décrire les idées de l’initiative, pas les détails particuliers.

De nombreux États membres de l’UE sont à l’avant-garde de l’adoption des énergies renouvelables et l’ETS a souvent été pris comme modèle dans le monde entier [6]. Mais malheureusement, la crise climatique s’aggrave chaque année et même le modèle européen est insuffisant aux yeux d’une partie de plus en plus importante de la communauté scientifique. Malgré ses limites, l’ETS a un grand potentiel et c’est pour ça que l’initiative dont nous parlons vise à le renforcer plutôt qu’à le réinventer.

Double dividende

Venons-en donc au point le plus intéressant (à mon avis) de l’initiative, l’utilisation des recours qui viennent du renforcement de l’ETS. Jusqu’à maintenant, les recours ont été utilisés pour la promotion des énergies renouvelables, l’efficacité énergétique et le transport durable.

Source : Report from the European Commission to the European Parliament and Council {SWD (2018), 453 final} (chiffres en milliards d’euros, 2013-2017) 

L’aspect le plus intéressant de cette initiative est qu’elle propose d’utiliser les nouvelles ressources pour baisser les impôts des entreprises et des travailleurs, et c’est là que réside la grande nouveauté. À un moment clé de l’histoire de l’Union européenne, qui se trouve dans l’obligation de repartir après deux des trimestres les plus noirs de son histoire, les taxes sur le marché du travail représentent une charge énorme pour la reprise de l’emploi. En outre, la Commission Européenne cherche désespérément des solutions fiscales afin d’agrandir son budget pluriannuel et d’utiliser les ressources supplémentaires dans l’économie verte et sur le marché du travail. Enfin, l’utilisation des recettes de cette taxe carbone pour réduire la fiscalité du travail faciliterait l’acceptation de la nouvelle mesure et protégerait les secteurs les plus faibles de la société en stimulant l’emploi et en compensant une éventuelle perte de pouvoir d’achat (due à la hausse des prix) par une augmentation des salaires nets [7][8][9].

En termes d’occupation, l’effet d’une légère imposition sur le travail irait s’ajouter à ceux obtenus grâce aux investissements dans les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique. En fait, une étude de l’Université d’Oxford a démontré que ces types d’investissements demandent une main-d’œuvre supérieure à celle des investissements dans les énergies fossiles. Ils ont calculé que pour chaque million de dollars investit dans les énergies renouvelables ou l’amélioration énergétique, se forment 7,49 et 7,7 nouveaux contrats à durée indéterminée (respectivement), contre seulement 2,65 pour les investissements d’un million de dollar dans les combustibles fossiles [10].       

Source: Nasa

Comme le souligne The Economist dans son article du 23 mai “The world urgently needs to expand its use of carbon prices” la mise en œuvre d’une telle proposition poserait de nombreuses difficultés. Pour exemple il serait très difficile de déterminer l’empreinte écologique en termes de CO2 – ou d’équivalent gaz – des biens et services fournis par chaque entreprise, ou encore, la réaction imprévisible de superpuissances telles que la Chine et l’Inde, qui pourraient répondre aux mécanismes d’ajustement aux frontières par de nouveaux tarifs sur les marchandises de l’UE.

Malgré ces défis, je crois que l’Union Européenne devrait continuer à jouer son rôle de précurseur dans la lutte contre le changement climatique. Cette initiative des citoyens européens peut donner une poussée dans la bonne direction. Je vous invite à la lire et à la partager, ensemble nous pouvons encore changer de cap.

Giovanni Sgaravatti


[1] Economists’ Statement on Carbon Pricing – EAERE

[2] EU economists call for carbon taxes to hit earlier net zero goal

[3] EU Emissions Trading System (EU ETS) | Climate Action)

[4] State and Trends of Carbon Pricing 2018).

[5] How it works | European citizens’ initiative – portal

[6] The EU ETS: The Pioneer—Main Purpose, Structure and Features

[7] Environmentally motivated energy taxes in Scandinavian countries

[8] OECD Environmental Performance Reviews – Germany

[9] Environmental Fiscal Reform in Developing, Emerging and Transition Economies: Progress & Prospects

[10] Working Paper No. 20-02, Hepburn, O’Callaghan, Stern, Stiglitz and Zenghelis

Bibliographie 

Read More – Stop Global Warming (European Citizen Initiative on Carbon Pricing)

Economists’ Statement on Carbon Pricing – EAERE 

Trust in the Single Market? The case of the EU Emissions Trading System

EU economists call for carbon taxes to hit earlier net zero goal (28 June, Financial Times)

The world urgently needs to expand its use of carbon prices (23rd of May, The Economists)

Will COVID-19 fiscal recovery packages accelerate or retard progress on climate change? Cameron Hepburn, Brian O’Callaghan, Nicholas Stern, Joseph Stiglitz and Dimitri Zenghelis Forthcoming in the Oxford Review of Economic Policy 36(S1) 4 May 2020 Oxford Smith School of Enterprise and the Environment | Working Paper No. 20-02 ISSN 2732-4214 (Online)

http://www.oecd.org/env/countryreviews/50418430.pdf?fbclid=IwAR3iiDvRIn6sfpXR4QnirK1va6O83mweMu-au2KNDlgJbfLeNuUkQA9orAM

http://www.ees.uni.opole.pl/content/03_10/ees_10_3_fulltext_01.pdf

http://www.worldecotax.org/downloads/info/documentation_gtz-Workshop.pdf

Et elles brisèrent l’omerta sur les violences sexuelles

Un phénomène incroyable de libération de la parole avait commencé à prendre forme en France à la fin de l’année 2019, avant de monter en puissance et d’atteindre son apogée lors de la Cérémonie des Césars le 28 février dernier. C’était incroyable, on ne parlait que de ça – pour une fois, les femmes, les victimes d’agressions sexuelles étaient sous le feu des projecteurs, et pas pour leur corps, leur jolie voix ou leur beau sourire. Elles avaient la parole. Qui sait ce qui aurait pu arriver par la suite, si ce #MeToo à la française, ce mouvement libérateur, bousculeur de non-dits et briseur de tabous n’avait pas été soudainement étouffé par une pandémie ?

Adèle Haenel et Sarah Abitbol

Tout commençait en novembre 2019, lorsque l’actrice française Adèle Haenel élevait tout à coup la voix, révélant qu’elle avait été victime d’ « attouchements » et de « harcèlement » sexuels lorsqu’elle était une jeune adolescente. Elle mettait en cause le réalisateur Christophe Ruggia, pour qui elle avait tourné ses premiers films, lorsqu’elle avait entre douze et quinze ans. Son témoignage avait été accompagné d’une enquête menée par le journal indépendant Mediapart, qui avait mis en avant, de manière plus générale, le caractère « systémique » des violences sexuelles au sein du cinéma français – qui n’allait donc pas échapper à son propre tribunal, son #MeToo à lui. D’ailleurs, les réactions de soutien à l’actrice fusèrent, et la Société des Réalisateurs de Films a même entamé une procédure de radiation à l’encontre de Christophe Ruggia. Lequel n’a fait que nier les propos de l’actrice, admettant toutefois l’avoir « adulée », et s’excusant si cela a pu être « pénible » pour elle. Du reste, il expliquait dans Marianne qu’Adèle Haenel lui était « hostile » parce qu’il lui aurait refusé un rôle dans un de ses films, jouant donc l’habituelle carte de l’accusatrice hystérique et vengeresse.

Cette bombe lancée par Adèle Haenel a bouleversé l’ensemble du cinéma français, mais semble avoir aussi avoir sifflé le départ d’une course émancipatrice à la libération de la parole. Cette fois, c’est au tour du cercle élitiste de la littérature française d’en subir les frais. En effet, le 26 décembre suivant, Vanessa Springora annonçait la publication de son livre, Le Consentement, dans lequel elle relate sa relation toxique avec l’écrivain français Gabriel Matzneff, lorsqu’elle était âgée de treize ans – et lui, quarante-neuf. Elle décrit l’écrivain comme un « prédateur », un « pédophile », qui a eu sur elle, une « proie vulnérable », une très forte emprise. Du reste, l’appétit sexuel de cet homme de lettres pour les jeunes adolescents n’était même pas un secret. Mais dans les années 70/80, il était toléré et surtout protégé par sa position sociale et par le cercle d’ « intellectuels » qui l’entourait. Gabriel Matzneff s’entêta à dénoncer des « attaques injustes » et courut se réfugier dans un hôtel en Italie.

Weinstein, Matzneff, Ruggia, Polanski

 

 

Le marathon ne s’est pas arrêté là et en janvier, juste après le début du procès à New-York de l’ogre de l’affaire #MeToo, Harvey Weinstein, c’est au tour du milieu du sport français d’être ébranlé. Simultanément, le 29 janvier, le journal L’Equipe publiait une grande enquête sur les agressions sexuelles dans la sphère du sport et l’ancienne grande patineuse Sarah Abitbol s’exprimait dans L’Obs et présentait son livre, Un Si Long Silence, dans lesquels elle raconte les viols commis par son entraîneur qu’elle a subis alors qu’elle n’avait que quinze ans. Le scandale prend forme et n’en finit pas, révélant au passage que le cas de la patineuse n’est pas isolé. La ministre des Sports, Roxana Maracineanu, demande au président de la Fédération Française des Sports de Glace, Didier Gailhaguet, de démissionner, l’accusant d’avoir su et de n’avoir rien fait. L’omerta est révélée. Au terme d’un long bras de fer entre ce dernier, la ministre et les médias, il finit effectivement par céder et par démissionner.

On aurait pu croire que tous ces événements avaient donné naissance à une prise de conscience collective et qu’ils faisaient leur petit bonhomme de chemin vers la reconnaissance des victimes. C’était visiblement trop espérer – la chute n’en fut que plus douloureuse. Le 28 février 2020, lors de la controversée Cérémonie des Césars, le prix du meilleur réalisateur de l’année est remis à Roman Polanski. Celui-ci est accusé d’abus sexuels et de viol sur mineure, et a fui la justice américaine dans les années 70 pour se réfugier en France (pays qui refuse l’extradition de ses citoyens). Ce fut le coup de trop. On ne récompensait pas là le film, l’image ni le jeu des acteurs, mais bien le réalisateur, l’homme lui-même – et donc, par extension, le violeur. Adèle Haenel a alors quitté la salle, criant « la honte ! », et applaudissant « la pédophilie » que semblait vouloir récompenser la prestigieuse académie. Le lendemain, l’écrivaine féministe Virginie Despentes saluait le geste de l’actrice et publiait dans Libération une tribune cinglante intitulée « On se lève et on se barre ! ». L’actrice qui avait brisé le silence en premier devint un symbole pour toutes ces victimes à qui on impose le silence depuis des années. Nouvel emblème féministe, une photo d’elle quittant la salle de Césars est relayée sur les réseaux sociaux et lors des manifestations qui ont lieu peu après, le 8 mars, pour la journée internationale des droits des femmes.

Et puis, le 17 mars, la France se retrouve confinée. Le ciel est sur le point de nous tomber sur la tête, et les préoccupations changent. Le coup de tonnerre des femmes et des victimes est essoufflé, tut, par nécessité. Mais la pandémie n’est en réalité qu’un temps de pause dans les combats, tous, quels qu’ils soient. Ils reprendront aussitôt que tout cela sera terminé. La lutte continuera. Le monde qui a implicitement laissé toutes ces violences sexuelles avoir lieu, mais surtout, qui les a laissées impunies, ne va pas changer du jour au lendemain. Mais nous pouvons profiter de ce temps de pause pour réfléchir à tout ce qui vient de se passer. Pour pousser la réflexion encore plus loin. Se demander pourquoi il y a encore un tel tabou sur les violences faites aux femmes. Pourquoi on ne les écoute toujours qu’à moitié. Pourquoi on les force sans cesse à ravaler leur dignité, et à se morfondre dans un silence douloureux. Le titre du livre de Sarah Abitbol, Un Si Long Silence, est révélateur de cette douleur silencieuse auxquelles sont contraintes tant de femmes. Il est aussi révélateur de la solitude dans laquelle on les oblige à s’enfermer, parce qu’elles ne seront pas écoutées, pas crues – ou seulement au prix d’une humiliation en place publique (comment s’est-elle retrouvée dans le lit de cet homme ? Quels vêtements portait-elle ce jour-là ? Mais ne cherchait-elle pas à obtenir quelque chose de lui ? etc…). Et pourtant, elles ne sont pas seules, bien au contraire. Au fur et à mesure que la parole se délie, leur armée s’agrandit. Le tout grâce à ces femmes qui, parce qu’elles sont célèbres, ont voulu utiliser leur visibilité pour délier les langues et se révéler aux yeux de toutes les autres, afin de leur montrer qu’elles ne sont pas seules, mais surtout qu’elles ont le droit de parler, si elles le souhaitent. Adèle Haenel s’adressait à elles dans son interview à Mediapart : « Je veux leur dire qu’elles ont raison de se sentir mal, de penser que ce n’est pas normal de subir cela, mais qu’elles ne sont pas toutes seules, et qu’on peut survivre. On n’est pas condamné à une double peine de victime. ».

“Nom et numéro en message privé, j’ai des photos de ma ex nue aussi, je les échange”

Les combats doivent prendre une pause, mais la violence, elle continue. Coïncidence du hasard, à l’heure où j’écris cet article, je reçois une notification de France Inter qui me le rappelle bien : « les signalements liés aux violences contre les femmes explosent un peu partout dans le monde ». En parallèle, en Italie, un vaste réseau de « porno de vengeance » a été découvert ces derniers jours. Photos publiées sans le consentement des concernées, pédopornographie… On n’apprend pas. Pas encore. Mais grâce à ces mouvements d’élévation des voix, peut-être que nous avançons enfin vers une société qui reconnaîtra l’existence de ces violences et donc de leurs victimes, et ne les acceptera plus. On peut espérer que, pas à pas, la justice réagira enfin et se mettra à écouter les victimes – que leurs accusations concernent l’acteur riche et célèbre comme l’artisan du coin. En effet, pendant que le cinéma français récompensait Roman Polanski, le parquet de Paris ouvrait une enquête pour viols sur mineurs de moins de quinze ans à l’encontre de Gabriel Matzneff, et une autre pour viols et agressions sur mineurs contre Gilles Beyer (l’ex-entraîneur de Sarah Abitbol) ; Christophe Ruggia était placé en garde à vue et mis en examen pour agressions sexuelles sur mineur de moins de quinze ans. Certains de ces récits sont malheureusement prescrits selon la justice française, mais le but de ces enquêtes est d’identifier toutes les autres victimes potentielles de ces hommes. Leur donner la parole, et surtout, leur apporter enfin la crédibilité et la dignité qu’elles méritent. Ce mince rayon d’espoir est peut-être la preuve que nous, en tant que société, allons enfin évoluer, tirer les leçons que nous aurions dû avoir tiré depuis longtemps déjà, et enfin, grandir. C’est peut-être la preuve que parler est important, libérateur, voire purificateur. Dans son essai intitulé Sorcières, Mona Chollet amorce sa conclusion sur ces mots : « Ce que l’on désignait par la formule convenue de ‘libération de la parole’ avait presque l’effet d’un sort, d’une formule magique déchaînant orages et tempêtes, sonnant le chaos dans notre univers familier […] je vivais cet effondrement comme une libération, une percée décisive, comme une transfiguration de l’univers social. On avait le sentiment qu’une nouvelle image du monde luttait pour advenir. » Les langues se sont déliées, et elles révèlent avoir une véritable portée d’action sur le réel. Parler peut faire changer les choses. Petit à petit, l’omerta cessera peut-être enfin, et nous parviendrons à faire exploser tous les tabous, définitivement.

de Laura Poiret

Sources et articles à lire : 

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